Le marché dérégulé des psychothérapies edit

12 juillet 2021

La crise de la Covid-19 a mis en évidence les vulnérabilités psychiques des Français, l’importance des prises en charge psychothérapiques et le peu de moyens dont disposent les services de psychiatrie hospitalière. Cet état des lieux doit également aborder le vaste champ des psychothérapies pratiquées en libéral, dont le manque de régulation est en décalage avec leurs enjeux éthiques.

Le grand public a souvent du mal à s’orienter entre les divers professionnels qui entourent le champ des psychothérapies (psychologues, psychiatres, psychothérapeutes, psychanalystes, psycho-praticiens…) et entre les multiples approches de psychothérapie (cognitive et comportementale, psychanalytique, systémique, rogerienne…). En France, la question de la réglementation du statut de psychothérapeute a fait l’objet de vives polémiques pendant des décennies – notamment du fait des réticences des psychanalystes ­– jusqu’à la promulgation du décret n° 2010-534 du 20 mai 2010[1]. Depuis lors, les professionnels doivent – en théorie – demander leur inscription au Registre national des psychothérapeutes, tenu par les agences régionales de santé. L’usage du titre est accordé automatiquement aux psychologues et aux psychiatres diplômés. Les médecins non psychiatres et les psychanalystes doivent quant à eux réaliser une formation supplémentaire de deux cents heures (qui porte notamment sur le diagnostic, la psychopathologie et les orientations psychothérapeutiques), ainsi qu’un stage de deux mois. Les professionnels n’appartenant à aucune de ces catégories doivent attester d’une formation longue de quatre cents heures et d’un stage de cinq mois.

Les psychiatres et les psychologues constituent, par construction et par statut, les deux professions légitimes pour l’exercice de la psychothérapie. Pour rappel, les psychiatres sont des médecins qui se sont spécialisés en médecine psychiatrique au cours de leur quatre années d’internat. En France, ils sont les seuls praticiens libéraux à bénéficier du remboursement des psychothérapies par la sécurité sociale. Les modalités de cette prise en charge sont à la fois avantageuses pour les psychiatres et défavorables à ceux qui souhaitent développer des psychothérapies formalisées. D’un côté, les psychiatres jouissent du monopole des remboursements et d’une grande liberté : ils jugent seuls du nombre de séances allouées à chaque patient et n’ont pas à justifier des méthodes employées (contrairement à ce qui se pratique dans d’autres pays). De l’autre, ce système n’incite pas les praticiens à appliquer des modèles structurés et exigeants de psychothérapie tels qu’il en existe aujourd’hui. Les séances sont en effet remboursées sur une même base de consultation psychiatrique[2], qui peut aussi bien recouvrir un simple renouvellement de traitement qu’une séance approfondie de psychothérapie. Que l’entretien dure dix minutes ou une heure, les psychiatres reçoivent la même rémunération. Ils sont ainsi encouragés à enchaîner des séances courtes – ce qui est par ailleurs possible étant donné la pénurie actuelle de psychiatres et les flux de patients en attente. Or, la plupart des modèles de psychothérapie impliquent des séances relativement longues (quarante-cinq minutes, une heure, voire plus pour les thérapies familiales), la relecture de notes, des évaluations rigoureuses, l’établissement de protocoles, etc.[3] Certains psychiatres pratiquent ainsi des dépassements d’honoraires pour les psychothérapies, ce qui pose un autre problème d’égalité d’accès pour les patients. Il faut enfin souligner qu’aucune règlementation n’assure l’information des patients quant à l’approche de chaque psychiatre et quant à ses qualifications dans tel ou tel type de psychothérapie[4].

Contrairement aux psychiatres, les psychologues ne relèvent pas directement du domaine sanitaire. Leur formation procède d’un parcours universitaire en sciences humaines qui aboutit à un master de spécialisation (niveau bac+5). Ce sont les psychologues spécialisés en psychologie clinique et en psychopathologie qui sont statutairement habilités à pratiquer des psychothérapies. La corporation des psychologues rencontre des difficultés spécifiques, liées notamment à l’absence d’un ordre professionnel en charge de réglementer les formations et les pratiques.

Mais les psychiatres et les psychologues sont loin d’être les seuls à prétendre pratiquer des psychothérapies. En France, le manque d’encadrement de ce domaine par les pouvoirs publics a permis que pullulent d’innombrables praticiens, peu ou pas formés, ayant ou non demandé l’autorisation d’usage du titre de psychothérapeute, mais qui proposent des psychothérapies[5]. Depuis que le titre de psychothérapeute a été protégé par la loi, nombre de ces professionnels ont changé de dénomination ; ils peuvent se dire « psycho-praticiens », « praticiens en psychologie », « thérapeutes », « coachs », etc. D’autres arborent sans complexe le titre de psychothérapeute même sans autorisation, étant informés qu’il n’existe pas de contrôle effectif de son usage par les Agences Régionales de Santé.

De fait, il est impossible de connaître avec précision les activités de ces praticiens, souvent autoproclamés, qui exercent hors de tout contrôle. L’éventail de leurs approches est extraordinairement large, allant de méthodes classiques de psychothérapie à des procédés ésotériques en passant par les médecines parallèles.

Que faire pour mieux protéger les usagers et mieux organiser ce champ des psychothérapies ? Plusieurs leviers pourraient être utilisés :

  • Intégrer à la nomenclature de la Sécurité sociale des actes spécifiques pour le remboursement des psychothérapies menées par les psychiatres, avec des suppléments tarifaires conditionnés (durée et nombre des séances, rédaction de projets de soin et de comptes rendus, etc.).
  • Créer un ordre des psychologues capable d’apporter aux patients des garanties en termes d’information et de recours en cas de manquement déontologique[6].
  • Étendre, sous conditions, le remboursement des psychothérapies aux psychologues[7].
  • Exiger des psychologues et des psychiatres un supplément de formation spécifique pour l’exercice des psychothérapies (comme le font par exemple la Suisse et l’Allemagne).
  • Inscrire dans la loi un délit de « pratique illégale de la psychothérapie » et développer des contrôles auprès des professionnels libéraux.
  • Organiser une grande conférence sur les psychothérapies et leur prise en charge, en impliquant tous les acteurs du domaine (psychologues, psychiatres, Caisse nationale de l’Assurance maladie, mutuelles, ministère de la Solidarité et de la Santé, etc.).

Le marché des psychothérapies se régule mal par les simples effets d’offre et de demande. Bien sûr, certains praticiens très compétents ont meilleure réputation et sont plus demandés que d’autres. Mais, dans ce domaine, d’autres facteurs interviennent, qui biaisent cet ajustement par la compétence. Nombre de praticiens peu qualifiés, voire qui usurpent le statut de psychothérapeute, profitent du manque d’information et de la détresse des usagers, surfent sur des effets de mode propres aux thérapies parallèles, mettent à profit leurs réseaux personnels, les outils de diffusion sur internet ou leur charisme personnel, investissent des déserts médicaux et parviennent parfois à développer une activité conséquente, en toute impunité.

L’inaction de l’État ne peut que surprendre, dans un domaine qui touche à la protection des citoyens dans leur intégrité psychique et à des enjeux de santé publique. Le développement spectaculaire du marché des psychothérapies nous informe sur la forte demande des Français en ce domaine, alors même que ce champ d’exercice demeure dans un état de dérégulation préjudiciable.

 

[1] Décret n° 2010-534 du 20 mai 2010 relatif à l’usage du titre de psychothérapeute (modifié en 2012 et en 2016).

[2] La nomenclature actuelle ne prévoit en effet qu’un acte générique, la « consultation pour les psychiatres, neuropsychiatres, neurologues (CNPSY) » ; il n’existe pas d’acte ni de tarif spécifique pour les psychothérapies.

[3] La non différenciation des actes selon leur nature et leur durée est ainsi particulièrement défavorable au développement de la thérapie familiale et de la thérapie de couple, qui impliquent par nature des séances plus longues que les thérapies individuelles (S. Dupont, La Thérapie familiale, Puf, 2017).

[4] Notons que l’enseignement hospitalo-universitaire de la psychiatrie porte essentiellement sur le diagnostic, l’entretien clinique, la prescription médicamenteuse, le suivi des traitements et la gestion des unités d’hospitalisation. Les internes en psychiatrie se disent ainsi peu formés à la psychothérapie proprement dite. Si certaines universités proposent des introductions à des modèles psychothérapeutiques, l’initiative est laissée à chaque psychiatre de s’engager ultérieurement dans des formations approfondies.

[5] Ce développement est nourri par un autre marché en essor, celui des formations privées à la psychothérapie, qui promettent à tout un chacun (notamment à tout adulte en quête de reconversion, quelle que soit sa formation initiale) des « certifications » en psychothérapie et l’accès à des opportunités professionnelles.

[6] Une proposition de loi a été déposée en ce sens en avril 2021.

[7] Depuis 2018, des expérimentations du remboursement des entretiens psychologiques ont été menées par la CNAM dans plusieurs régions de France. Dans un rapport récent, la Cour des comptes préconise la généralisation de ce dispositif.