Impôt sur les sociétés : consolidons les assiettes avant qu'elles ne se cassent edit

5 juillet 2006

L'Allemagne, la Belgique, l'Espagne, la France et l'Italie forment avec Malte le club très particulier des Etats membres de l'Union européenne dont le taux de l'impôt sur les sociétés dépasse 33%. Il y a dix ans, ce club comptait dix-sept des vingt-cinq pays aujourd'hui membres de l'UE. En moyenne depuis 2006, les taux d'impôt sur les sociétés ont diminué d'un point de pourcentage par an, aussi bien dans les pays de l'UE15 que dans les nouveaux Etats membres. Si cette tendance se prolonge, le taux moyen dans l'UE25 passera de 26% aujourd'hui à 12% en 2020 et 0% en 2032.

Jusqu’à présent, la France semble avoir résisté à ce mouvement à la baisse : son taux d’IS a augmenté à la fin des années 1990 pour diminuer ensuite, si bien que le taux observé en 2006 (33,3%) est proche du taux de 1996 (36,7%). Mais alors que le taux de 1996 était relativement compétitif, celui de 2006 ne l’est plus. La tentation est alors forte de suivre le mouvement général pour rester dans la course. Ou bien, au contraire, de faire pression sur les autres Etats-membres pour qu’ils mettent fin à cette course au moins-disant fiscal. La Commission européenne a proposé une troisième voie consistant à laisser la concurrence s’exprimer, mais dans un cadre nouveau dans lequel les assiettes d’imposition (et non les taux) seraient harmonisées et consolidées. Que penser de tout cela ?

Il faut d’emblée se garder de juger hâtivement comme injuste toute baisse de l’IS. En effet, les entreprises françaises se doivent de servir aux investisseurs français ou étrangers un rendement après impôt correspondant aux standards internationaux. Si l’impôt payé est plus faible, alors les entreprises peuvent servir un rendement avant impôt plus bas, ce qui est autant de gagné pour payer davantage de salaires ou renoncer à délocaliser. Par ailleurs, une baisse du taux d’IS peut conduire à une réduction des comportements d’optimisation fiscale : les entreprises ne vont plus chercher à localiser leurs bénéfices hors de France, par exemple en sous-capitalisant les filiales en France et en sur-capitalisant les filiales à l’étranger (les secondes prêtant, contre intérêt déductible du bénéfice des premières, les fonds nécessaires à l’investissement dans l’outil productif). De fait, les recettes fiscales au titre de l’IS sont relativement faibles en France – 2,4% du PIB en moyenne entre 1995 et 2003 – en comparaison de certains pays à taux d’imposition faibles. Il est vrai qu’une baisse du taux d’IS a peu de chance d’élever les recettes fiscales dans un relativement grand pays comme la France car le poids relatif des firmes multinationales, susceptibles de pratiquer l’optimisation fiscale, est plus faible. Néanmoins, une baisse du taux d’imposition peut conduire à un traitement plus équitable des entreprises, entre celles qui ont la possibilité d’optimiser et celles qui ne l’ont pas.

On peut opposer deux arguments de poids à une forte baisse de l’IS en France. Le premier, c’est le risque qu’une telle baisse ferait peser sur la fiscalité des personnes physiques : si l’impôt sur les sociétés s’avère plus léger que celui sur les personnes physiques, alors les personnes physiques les plus fortunées seront tentées de créer des sociétés, et la redistributivité de l’impôt sur le revenu sera mise à mal. De fait, les Etats-membres imposant fortement les bénéfices des sociétés sont généralement ceux où le taux d’imposition sur la tranche supérieure de l’impôt sur le revenu est le plus élevé. A l’inverse, un pays comme la Slovaquie impose au même taux de 19% les revenus des personnes physiques et les bénéfices des entreprises. La fiscalité sur les sociétés doit donc rester cohérente avec celle sur les personnes.

Le second argument contre un IS trop faible, c’est la nécessité de faire contribuer les entreprises au financement des équipements publics. Si la construction d’une nouvelle autoroute élève le rendement du capital d’une société située à proximité, alors l’Etat peut en partie se rembourser en taxant la rente privée ainsi dégagée, sans risquer une délocalisation du capital. Les sommes nécessaires pour investir dans le capital public sont trop importantes pour reposer sur le seul financement par l’IS. Mais cela ne veut pas dire que l’Etat doive se priver de faire contribuer les entreprises de cette façon.

Alors, pourquoi cet autodafé de l’impôt sur les sociétés en Europe, tandis que les Etats-Unis, rarement accusés de favoriser les classes populaires, imposent les bénéfices à 40% ? La raison est double. D’abord, l’Union Européenne se comporte comme une collection de petits pays plutôt que comme une grande puissance : chaque Etat membre considère comme donné le taux de rendement du capital privé sur lequel il doit s’aligner, alors que collectivement, l’UE pourrait avoir un poids sur la fixation de ce taux de rendement. Ensuite, la concurrence fiscale se double du problème de l’optimisation fiscale : dès lors qu’il est possible de payer ses impôts en Estonie (où les bénéfices réinvestis sont exemptés) tout en produisant en France pour le marché allemand, les entreprises ne voient plus le lien entre le taux d’imposition et les infrastructures publiques mises à leur disposition.

C’est là que la proposition de la Commission peut avoir un impact fort. L’idée est de consolider les bénéfices et les pertes réalisées par chaque multinationale sur l’ensemble du territoire communautaire. Le bénéfice consolidé est alors alloué entre les différents pays concernés selon une clé de répartition qui reste à définir mais qui pourrait dépendre de la localisation de la production et du chiffre d’affaires. Si la production est réalisée en France et les ventes en Allemagne, l’impôt ne peut plus être payé en Estonie. Un tel système est en vigueur aux Etats-Unis et au Canada, et ces deux pays n’ont pas connu la même course vers le bas des taux d’imposition. La consolidation-répartition de la base fiscale n’annihile pas la concurrence. Elle peut même l’exacerber puisque les différences de taux deviennent plus transparentes. Mais elle l’assainit : les Etats-membres offrant aux entreprises une localisation attrayante ou des infrastructures de qualité peuvent imposer plus lourdement les bénéfices. Et les multinationales peuvent également y trouver leur compte puisque les pertes réalisées dans un pays viennent réduire la facture fiscale dans un autre pays.

A plus long terme, on pourrait rêver d’une véritable coordination fiscale entre les Etats-membres, avec une discussion sur les écarts de taux justifiés par le rattrapage économique et l’éloignement du centre de l’Union, mais aussi sur la répartition de la charge fiscale entre travail peu qualifié, travail qualifié et capital. Les pays de l’UE15 ont, avec un certain succès, favorisé l’emploi des travailleurs peu qualifiés en réduisant les cotisations sociales sur les bas salaires. S’ils sont maintenant acculés à réduire également la charge fiscale sur le capital, et donc aussi sur les hauts salaires, on peut se demander comment seront financés les équipements et les services publics dans les années à venir. Cela est vrai aussi dans les nouveaux Etats membres dont certains, comme la Hongrie, souffrent d’un gros déficit budgétaire. Cependant la plupart des Etats-membres ne sont visiblement pas mûrs pour une telle discussion. Dans ce cadre, la proposition de la Commission d’harmoniser, consolider et répartir la base fiscale de l’impôt sur les sociétés des multinationales est la seule qui ait une chance d’aboutir (au moins dans le cadre d’une coopération renforcée). C’est déjà un pas dans la bonne direction, qu’il faut encourager.