« Révolution numérique » et révolutions politiques edit

7 février 2011

Interrompus le 28 janvier à la demande des autorités égyptiennes, les services d’Internet et de téléphonie mobile n’étaient rétablis que cinq jours plus tard, sous la pression des États-Unis et par crainte des conséquences de ce black out pour l’économie. Au même moment, en Chine, la censure bloquait, dans les moteurs de recherche, les mots-clefs permettant d’accéder à l’information sur les événements en cours en Tunisie et en Égypte, tandis que l’appareil de propagande était mobilisé pour stigmatiser les scènes de chaos. Des régimes autoritaires ne pouvaient mieux illustrer leur inquiétude face à des technologies de la communication capables de véhiculer une information instantanée, des mots d’ordre, des appels à manifester, échappant largement au contrôle étatique.

Leur rôle-clef dans les révolutions de Tunisie et d’Égypte révèle l’ampleur de la transformation appliquée à l’ordre politique par la prolifération de moyens de communication de masse aux modalités radicalement nouvelles par rapport aux générations précédentes, celles de la presse, de la radio et de la télévision. Leur technologie assignait à celles-ci leur place dans le système : un coût prohibitif les réservait aux pouvoirs établis – politiques ou économiques – et la communication était essentiellement à sens unique. Les entreprises totalitaires du XXe siècle ont bénéficié de l’appoint décisif des techniques de communication de masse de cette génération, comme aujourd'hui encore les pouvoirs autoritaires.

Mais ce modèle est miné par les vagues d’innovations successives dans les technologies de l’information et de la communication (TIC), qui loin de conduire à un contrôle orwellien des citoyens par l’Etat, ont produit une démocratisation. La construction fondamentalement libertaire d’Internet, la baisse continue et substantielle des coûts de traitement et de transmission de l’information, tant à la production qu’à la diffusion, ont changé la donne. Cet élément constitutif du pouvoir qu’est l’information est désormais à la portée des individus et, plus encore, des groupes.

Avant même qu’Internet fût inventé, les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari avaient pressenti le potentiel, en dehors de celui, institutionnalisé et hiérarchisé, de l’Etat, d’un nouvel espace du pouvoir : celui déterminé par un mode d’organisation en « rhizome » – par lequel n’importe quel point peut être connecté à tout autre point – qui, surtout, peut être rompu sans dommage pour la structure d’ensemble. Un ordre en réseau, fondamentalement différent de celui de l’arbre et de la racine, ordre fixe, figé, hiérarchique. La principale limite au développement d’une logique de réseau est qu’elle est très consommatrice en ressources : or c’est précisément cette limite que le coût de plus en plus faible de la connectivité a abolie.

Le potentiel en a été très tôt pressenti par le monde militant et testé en grandeur réelle par la guérilla zapatiste déclenchée dans le Chiapas en 1994 avec le soutien d’un réseau d’ONG mexicaines et nord-américaines, forçant le président mexicain Zedillo à négocier avec la rébellion. A cette même époque, une campagne internationale a, en mobilisant l'opinion grâce à Internet, débouché sur la signature, en 1997 d’une convention d’interdiction des mines terrestres. Et c’est encore grâce à Internet que des militants altermondialistes ont réussi, à Seattle en 1999, à plonger dans le chaos la réunion ministérielle de l’OMC.

En l’espèce d’une quinzaine d’années, ce potentiel s’est métamorphosé, avec l’apparition de Google, de YouTube, les chats, les blogs, des réseaux sociaux Twitter et Facebook, avec la convergence entre Internet et la téléphonie mobile, avec la prise de photos et d’images vidéo par des portables et leur transmission instantanée. La baisse sans fin des coûts d’équipement et de connexion a permis à des milliards d’individus à revenu faible, au sud, revenu d’enjamber la « fracture numérique », d’accéder à une information indépendante et de prendre conscience de leur sort. Le nombre de téléphones portables a plus que doublé entre 2005 et 2010 pour dépasser le seuil de 5 milliards, dont près des trois quarts dans les pays en développement ou émergents. Sur les quelque deux milliards d’utilisateurs d’Internet, 420 millions habitent la Chine.

Huit Tunisiens sur dix sont munis d’un téléphone portable. En Égypte le taux d’équipement est de 50 %, et le nombre d’internautes avoisine les 20 millions, essentiellement dans la jeunesse urbaine, familière du maniement des réseaux sociaux. Ce formidable réseau, que les autorités sont incapables de contrôler – sauf à interrompre complètement le service – est un conduit d’information et de mobilisation en temps réel. Les manifestants de la « Révolution de jasmin » y ont massivement recouru. Les images du corps défiguré de Khaled Said, un jeune Egyptien battu à mort par des policiers d’Alexandrie dont il avait exposé les méfaits sur Internet, ont révulsé la blogosphère égyptienne. L’épisode est de ceux qui auraient provoqué la colère de ces manifestants qui aujourd'hui combattent le régime.

L’impact des TIC sur les modes de production du politique avait déjà été notée aux Etats-Unis ou en Chine, mais leur rôle central dans les révolutions de Tunisie et d’Egypte révèle l’ampleur du changement de paradigme. Certes la cause première de celles-ci est le ressentiment, la frustration, l’aliénation de larges parties de la population. Mais comme dans une réaction chimique, la révolution numérique est le catalyseur des révolutions politiques. En permettant à des individus isolés, atomisés, impuissants face à un régime répressif, de s’associer, de se regrouper, de se mobiliser, elle donne une dimension nouvelle à la définition, proposée par Hannah Arendt, de l’essence du politique comme la capacité humaine à ne pas simplement agir, mais à « agir de concert ».

En cristallisant en un laps de temps bref l’énergie sociale latente, cette dimension a pris de court aussi bien le pouvoir tunisien et égyptien que le reste du monde, et a surpris et aiguillonné les manifestants eux-mêmes. Elle dresse face aux pouvoirs en place une opposition non conventionnelle, diffuse, anonyme, insaisissable, sans chefs, sans organisation, impossible à décapiter. En produisant de nouvelles images et de nouveaux narratifs, aussitôt réinjectés dans le cyberespace, la répression ne fait qu’aggraver les choses.

Les TIC « peuvent être utilisées à bon ou à mauvais escient », observait en janvier 2010 la secrétaire d’Etat américaine, en permettant à des régimes autoritaires d’identifier les opposants, comme en Iran, de diffuser leur propagande ou de se livrer à des manipulations. Mais les révolutions tunisienne et égyptienne ont marqué leur entrée de plein droit dans le champ du politique. Aucun « mur virtuel », aucun « rideau de l’information », pour reprendre des formules de Hillary Clinton, n’est à même de préserver les Etats les plus aptes à détourner à leurs fins ces technologies, au premier rang desquels la Chine, de leur pouvoir de corrosion.