Et si la réforme du code du travail passait par des expérimentations locales edit

26 mars 2006

Comment réformer le marché du travail en France ? La tâche semble impossible au regard de l'ampleur des manifestations contre le CPE, ce qui prouve une fois de plus qu'une majorité à l'Assemblée, au Sénat et un soutien de l'Élysée ne suffisent pas.

On peut bien sûr douter de la pertinence du CPE et du CNE à sortir le pays de l'ornière du chômage qui n'est pas redescendu en dessous de 8,5% de la population active depuis 15 ans, et qui affecte en priorité les jeunes, les femmes, les moins qualifiés et les travailleurs issus de l'immigration. De nombreux rapports (Blanchard-Tirole, Cahuc-Kramarz) ont recommandé une refonte totale du système actuel : contrat à durée indéterminée et à durée déterminée seraient fusionnés en un contrat unique progressif où la protection effective de l'emploi augmenterait continûment avec l'ancienneté et où les cotisations chômage des employeurs augmenteraient avec leur propension à licencier, un peu comme dans un principe pollueur-payeur.

Mais la quadrature du cercle est bien de tenter de réformer massivement le code du travail, dans un contexte de chômage élevé : un pays capable de bousculer un gouvernement pour un contrat comme le CPE -qui ne fait, rappelons-le, que créer un instrument supplémentaire sans rien supprimer- n'acceptera pas sans broncher la refonte du marché du travail, la disparition du CDI actuel et la mise en place d'un nouveau pacte social où jeunes, travailleurs ou plutôt travailleuses précaires et générations des banlieues trouveraient une meilleure place. Il faut tenir compte de la capacité extraordinaire du pays à se mobiliser contre tout ce qui s'éloigne sur le plan des principes du pacte social des années de forte croissance des Trente Glorieuses.

Sommes-nous dès lors condamnés à attendre la prochaine crise majeure pour tenter d'esquisser ce nouveau débat ? Non, une solution pourrait être esquissée, qui consiste à laisser des territoires essayer ce qui marche et ce qui ne marche pas. Cette stratégie pragmatique fut associée par Deng Xiao-Ping à la fameuse phrase cryptique "crossing the river by feeling the stones", c'est-à-dire en traduction libre, traverser la rivière en tatonnant du bout du pied pour trouver les pierres : en Chine, plutôt que de se lancer dans un grand débat idéologique sur les vertus ou les démons d'un système économique, d'autant plus vain que capté par des apparatchiks lancés à la conquête de pouvoir interne, la solution pragmatique imaginée fut de laisser les régions expérimenter, s'adapter, et dans une démarche évolutioniste, de voir ce qui marchait et ne marchait pas.

En l'état actuel du droit, il n'est pas possible en France de tenter des expérimentations régionales sur le code du travail, les seules possibilités offertes étant extraordinairement timides. Mais il n'est pas besoin d'aller jusqu'à une régionalisation complète. On peut parfaitement plaider pour des essais à titre temporaire et dérogatoire sur des portions de territoires, comme cela se fait dans des établissements scolaires. Une minute de réflexion permet d'imaginer les avantages d'une telle procédure. En effet, dès les prémisses d'une contestation d'un projet tel que le CPE, plus besoin de s'engager dans une bataille médiatique vite perdue face à la jeunesse étudiante quel que soit le sentiment de la majorité silencieuse ou des majorités élues démocratiquement. Il suffit de retirer le projet globalement, mais de proposer un essai d'un an sur une portion de territoire significative - cantons, départements, dans un protocole encadré par des spécialistes de l'évaluation reconnus et indépendants.

Le second avantage, qui en découle et qui est loin d'être anecdotique, est qu'on pourrait faire tester plus rigoureusement par les chercheurs ce qui marche et ce qui ne marche pas, par comparaison. Cela permettrait déjà de contrôler pour les effets d'aubaine, c'est-à-dire des emplois qui auraient été créés de toute façon, en regardant ceux qui ont été créés ailleurs. Seul obstacle, il faut éliminer les effets d'éviction locaux, c'est-à-dire des emplois qui auraient été créés juste à côté de la région qui expérimente et qui se seraient délocalisés de facon opportuniste, amplifiant fallacieusement les écarts entre la région qui expérimente et sa voisine. Ce dernier obstacle devrait être pesé soigneusement et faire le cas échéant l'objet de dispositions spécifiques. Le volontariat des territoires, par ailleurs, n'est pas une panacée pour les évaluations, car a priori les effets positifs y seront plus importants.

Mais on peut raisonnablement penser que ces difficultés valent mieux que les blocages actuels, qui démontrent qu'aucune réforme ne peut se faire une fois passés les six premiers mois d'un gouvernement. Enfin, au-delà de la mise en place d'un principe d'expérimentation locale déjà testé dans de nombreux pays, point somme toute mineur au regard des enjeux, ces propositions soulèvent un autre débat, plus délicat. Un code du travail uniforme sur tout le territoire n'est pas forcément adapté à la réalité des marchés du travail locaux, et de fait, malgré le mythe de l'indivisibilité du territoire de la république, on peut facilement voir un certain degré de diversité dans la pratique locale du droit, corroborré par diverses études. On peut le regretter, mais c'est ainsi, et cela répond peut-être justement à la diversité de la demande et de l'offre de travail. Plutôt que des lois nationales nécessairement complexes quand justement elles tentent de répondre du mieux possible à cette diversité, ne serait-il pas souhaitable de conduire un vrai débat sur ce qui doit être homogène et strictement encadré par la loi, et ce qui pourrait être décentralisé en fonction du contexte local ? Encore une fois, l'argument de la faisabilité des réformes devrait passer au premier plan et avant les grands principes. Car en l'absence de réforme, il semble au regard de l'évolution du climat depuis quelques mois que ce ne soit pas le déclin qui menace, mais bien le désordre.