Simplification des politiques sociales: trop compliqué? edit

9 octobre 2019

Des réformes substantielles occupent l’actualité sociale : refonte des retraites, révision de l’assurance chômage, création d’un revenu universel d’activité.  Une ambition commune à chacun de ces chantiers : la simplification. Celle-ci, après la planification puis l’évaluation, s’érige au rang d’ardente obligation de l’action publique.

Si une partie des intellectuels français doivent leur succès à une célébration de la complexité, il est de bon ton de la fustiger dans le domaine des politiques sociales décrié comme l’usine à gaz infernale ou le mille-feuille irréformable.

Simplifier se prescrit donc aisément. Pour la mise en œuvre, il en va autrement. Deux écueils se profilent invariablement. Simplifier peut produire des gagnants, mais s’avérer inabordable budgétairement. À l’inverse, faire des perdants est toujours périlleux politiquement.

Sachant qu’il est aisé de compliquer progressivement et compliqué de simplifier drastiquement, il faut bien du courage pour aller au-delà de l’annonce de « chocs de simplification » et les réaliser véritablement. Sans fantasmer un superbe jardin à la française, des voies s’ouvrent grâce à la révolution numérique. La complexité peut se digérer dans les systèmes d’information et la simplicité s’offrir dans la relation de service aux clients et aux usagers. Il n’y a probablement rien de plus impérieux mais aussi de plus périlleux que de simplifier les organisations pour simplifier la vie des gens. Le grand problème est que le bureaucrate qui complexifie c’est toujours l’autre. Par conséquent, en particulier dans la sphère sociale, tout le monde est d’accord pour briser la bureaucratie et pour simplifier. À condition de ne pas être le simplifié. Une grande question surgit donc : on commence par qui ?

Autre problème : les grandes réformes de simplification se sont souvent avérées productrices de complexité. Il en est allé ainsi de la création du RSI et du RSA. Cette réforme de l’organisation de la sécurité sociale des indépendants et cette réforme des minima sociaux ont, toutes les deux, été présentées à leur origine comme de grandes œuvres de simplification. Et toutes les deux ont rapidement été décriées comme de redoutables complexifications, pour les gestionnaires comme pour les bénéficiaires.

En matière de protection sociale, la simplification peut passer par deux grandes voies. Tout d’abord celle des prestations, dont la simplification radicale pourrait aller, au moins dans le ciel des idées, jusqu’à une prestation unique, universelle et uniforme. Ensuite celle des organisations, avec le développement de guichets uniques, ou, plus précisément, de points d’entrée uniques dans le système. En trame des évolutions, ce sont les capacités et dimensions des systèmes d’information qui autorisent de l’ambition en matière de simplification. Un registre sur lequel se greffent du volontarisme politique, de l’utopie philosophique mais aussi des perspectives concrètes.

La simplification, ardente obligation

Nombre de responsables politiques, d’experts et d’opérateurs déplorent rituellement la complexité et, pire, la complexification croissante des politiques, des politiques sociales en particulier. Plusieurs lois, annonces et commissions (ponctuelles ou permanentes) ont attaqué le chantier de la simplification.

Le sujet n’est pas neuf. La revue Droit Social publiait déjà en 1971 des articles sur le thème de la complexité et de la simplification. Ces contributions, avec des désaccords techniques de détail, allaient déjà dans le sens d’une nécessaire lutte contre la complexité illégitime et contre-productive. Reprenant et commentant des prises de position politique, des résultats de missions et de rapports administratifs sur la simplification de la législation sociale ces textes repéraient le caractère sisyphéen de l’exercice de simplification et critiquaient l’absence du public de ces débats, et ce alors que la complexité croissante était déjà légitimée comme une adaptation du droit aux particularités. Déjà donc on pouvait lire le souhait de voir la simplification devenir le « leitmotiv dans l’action administrative », tandis que l’on notait de l’optimisme quant à la capacité des « techniques modernes de gestion » (le « management moderne ») pour « réduire enfin cette hydre de Lerne ».

Le sujet n’est pas neuf. Mais l’intensité de la complexité devient particulièrement problématique. À trois échelles. Tout d’abord, la cohérence globale du système échappe à l’entendement. Face à des changements permanents, les spécialistes ne disposent plus vraiment de vue d’ensemble. Ce brouillage doctrinal n’est pas forcément embarrassant. Plus graves sont les embarras concrets des gestionnaires, caisses de sécurité sociale et collectivités territoriales aux premiers rangs. Plus graves encore, l’incompréhension et les critiques des destinataires de ces politiques sociales (nous tous) s’accentuent. Les usagers ne comprennent pas des droits et prestations que ne savent pas leur expliquer des techniciens ou conseillers dépassés. La simplification s’impose donc à la fois pour dépasser les impasses doctrinales, les défaillances gestionnaires, les tracas individuels. Au fond, deux légitimités fondent la simplification : une légitimité économique pour faire mieux, avec sinon moins, du moins probablement pas plus ; une légitimité démocratique pour assurer lisibilité et efficacité des politiques sociales.

Internaliser la complexité, externaliser la simplicité

La demande d’adaptation aux cas particulier est infinie, et les moyens limités.  Qu’est-il donc possible de faire en matière de simplification des politiques sociales ? Deux échelles se distinguent : les prestations, d’une part, l’organisation et la gestion, d’autre part.

Face à la densité et à la complexité des prestations sociales, certains experts, issus de rangs divers, soutiennent une simplification drastique. Plutôt que de multiples prestations sociales, avec des conditions de ressource ou non, le principe serait de réduire leur nombre, d’en harmoniser les barèmes, et d’en assurer le service par une institution unique. Une solution radicale, dont on peut trouver des expressions à gauche comme à droite sur l’échiquier politique, consiste à doter les individus d’un revenu universel. Cette idée d’un revenu qui peut aussi être dit inconditionnel ou de citoyenneté s’élabore depuis environ deux siècles et se précise avec des militants un peu partout dans le monde. Le sujet est souvent balayé d’un revers de main sur l’autel des réalités économiques et des craintes de désincitation au travail. La pesée des arguments et contre-arguments doit cependant bien prendre en considération ce qu’une telle instauration signifierait en termes de simplification. Une totale révolution. Deux options philosophiques sous-jacentes à une telle configuration s’opposent tout de même nettement. Dans un premier camp, les partisans du revenu universel aspirent à compléter de la sorte l’édifice en place. Dans un deuxième camp, il s’agit de complétement le remplacer. Dans sa version extrême cette idée a ceci de commun avec la sécurité sociale, d’ambitionner un système unique (pas d’autre organisation), universel (tout le monde est concerné) et uniforme (la prestation universelle serait forfaitaire). Le projet et sa mise en œuvre sont cependant bien loin des couloirs de la décision. Il n’empêche que sur le registre des prestations, il est tout de même possible de simplifier. Une réforme d’envergure tiendrait, en la matière, d’une unification des bases ressources des différentes prestations. Une telle harmonisation, qui serait invisible politiquement car n’emportant pas beaucoup d’effet d’annonce, aurait pourtant le double avantage de diminuer sensiblement le travail de contrôle des caisses et d’augmenter sensiblement la visibilité que peuvent avoir les allocataires des évolutions de leurs droits.

Sur le plan des organisations et de la gestion, les sources possibles de simplification sont aussi légion. Une partie des fausses bonnes idées, au moins de court et moyen terme, traite de la gouvernance de la protection sociale. Celle-ci n’évolue que lentement, avec des prérogatives et disputes sur ces prérogatives entre État, partenaires sociaux, différents échelons de collectivités territoriales (mais principalement les départements et, ensuite, les communes), associations, entreprises. Un autre foyer, plus aisé, de simplifications relève de la relation de service. Puisque les différentes institutions ne peuvent du jour au lendemain (et même sur plus long terme) être bouleversées, une idée force est de rendre compatibles, interopérables et totalement connectés leurs systèmes d’information. La complexité doit être internalisée dans le système de protection sociale. Symétriquement, et toujours en s’appuyant sur les systèmes d’information, il est possible d’externaliser la simplicité, avec mise en œuvre d’un principe exigeant, celui de l’unicité. La perspective d’un point d’entrée unique pour un service global et intégré apparaît être une cible souhaitable et possible. Le programme « Dites-le nous une fois », développé par l’administration française, à destination des entreprises, consiste à alléger les tâches administratives en diminuant les sollicitations et en mutualisant les données. Pour ce qui relève des politiques sociales, on parle souvent, en France, de guichet unique. Mais c’est en général pour les multiplier, ce qui est contradictoire. Les Anglo-saxons parlent de « one stop shop » que l’on doit plus valablement traduire par point d’entrée unique. La création du médecin traitant ressort, à sa manière, de cette logique.

Toute cette simplification par unicité ne se ferait pas aisément. Elle se légitime au nom de l’usager, avec une ambition à haute teneur technologique, et haute valeur ajoutée de service. De telles orientations permettent une forte personnalisation de la relation de service, des gains substantiels de temps et de ressources.

Toute cette logique de simplification par unification et intégration de services est d’abord une architecture technique, permettant notamment l’intermédiation des relations entre institutions et des systèmes. Elle ne passe pas par la normalisation des institutions, des accueils et des prestations, mais par celle des données. Les points d’entrée uniques ne naissent pas d’une idée de transformation des prestations, mais de la possibilité d’améliorer leur administration. L’ambition est de diminuer les coûts de gestion pour l’organisation mais surtout pour la personne. Quels que soient les sujets d’entrée (une baisse de revenus, un problème de logement, mais aussi une naissance, un accident, un départ à la retraite, etc.), il n’y a plus, dans cette logique, de codes personnels et de dossiers différents. Le principe est que la personne doit être reconnue dès qu’elle est rencontrée, c’est-à-dire dès qu’elle est individuellement connectée.

La puissance des systèmes d’information ne doit pas être mise à défaut par des législations et réglementations inutilement sophistiquées. À l’inverse, cette capacité contemporaine de connexions et de collaborations peut assurément être mise au service d’une simplification pour l’usager, qui ne soit pas une complexification sans nom pour l’administration. La conclusion de cette analyse revient assez aisément à une citation que l’on attribue au génie de Leonard de Vinci ; « La simplicité est la sophistication suprême ». Cette sophistication, par intégration de la complexité et offre de la simplicité, est ce que la protection sociale dans son ensemble doit proposer. Et de telles avancées passent moins par des annonces grandioses et des réalisations immédiates, mais par petites touches successives. Un peu, au fond, comme s’est progressivement affirmé et comme continue à s’affirmer la sécurité sociale.