La guerre du gaz : une monumentale erreur russe edit

7 janvier 2006

A Moscou, le 4 janvier au matin, les autorités ukrainiennes et Gazprom sont parvenus à un accord sur les fournitures de gaz en Ukraine. Ce fut à bien des égards un excellent accord, mais surtout pour l'Ukraine.

En premier lieu, c'est un accord quinquennal portant jusqu'à la fin 2009, date à laquelle des conditions de stabilité devront avoir été trouvées. Etonnamment, la Russie offre donc à son voisin cinq ans de stabilité des prix, à une époque où ils ne cessent d'augmenter et où l'offre se fait plus rare, ce qui conduit la plupart des pays à voir réviser annuellement le montant de leur facture gazière.

Ensuite, l'accord crée un consortium de quatre producteurs : la Russie, le Turkménistan, mais aussi le Kazakhstan (dont la production ne cesse d'augmenter) et l'Ouzbékistan (un exportateur de second rang). Pour l'Ukraine, cela signifie de pouvoir s'approvisionner au Kazakhstan et en Ouzbékistan. Si la Russie semble ainsi renforcer son contrôle sur la distribution du gaz d'Asie centrale, la formation d'un tel consortium, si elle a bien lieu, devrait stabiliser les relations commerciales dans le secteur du gaz.

Troisièmement, le prix de 95 dollars les 1000 m3 semble judicieux. C'est deux fois le chiffre de l'an dernier, mais moins que les 110 dollars acquittés par la Géorgie et l'Arménie, sans parler du tarif encore plus élevé imposé aux Etats Baltes ; et on est loin des 230 dollars demandés par Gazprom. Les Russes ont beau affirmer que Gazprom obtiendra ses 230 dollars, on voit bien qu'il ne s'agit pour eux que de sauver la face. Même s'il est possible après tout que la part de gaz russe dans les importations ukrainiennes diminue à un tel point qu'on arrive effectivement à ce tarif.

Quatrièmement, les droits de transit touchés par l'Ukraine sont considérablement relevés, passant de 1,09 dollar par 1000 m3 et par 100 km à 1,60 dollar ; un prix qui reste bas mais commence à devenir raisonnable. Ces droits ne seront plus payés en gaz, mais en dollars. En outre, l'Ukraine achètera tout son gaz d'Asie centrale à la frontière russe, alors qu'elle devait auparavant l'acheter à la frontière de la Russie et du Turkménistan, acquittant ensuite des droits de transit à Gazprom. De cette façon, il est probable que le tarif de ses importations d'Asie centrale ne dépasse pas les 44 dollars par 1000 m3 acquittés l'an dernier, même si le prix affiché est de 65 dollars cette année.

Seule ombre à ce tableau, la distribution est confiée à la société Rosukrenergo. Il s'agit d'une joint venture entre Gazprom et une entité légale connue sous le nom de Banque Raiffeisen et issue d'Euraltransgaz, elle-même issue d'Itera en 2001. Ces entreprises n'ont été créées que pour araser les profits de Gazprom. Le Hermitage Fund affirme que les profits non justifiés de Raiffeisen se montent à 500 millions de dollars annuels, et les Etats-Unis pensent que ses partenaires sont le maffieux Semen Mogilevitch (un Ukrainien vivant à Moscou), l'ancien président de Naftohaz Ukrainia, et des officiels du Kremlin. Le Premier ministre ukrainien a fait savoir que la participation de Rosukrenergo était une demande russe et que le gouvernement ukrainien n'avait fait qu'y accéder.

Les implications économiques de l'accord sont assez faciles à calculer. Si l'Ukraine importe 60 milliards de m3 de gaz naturel cette année, elle devra payer une facture de 5,7 milliards de dollars, à comparer aux 2,9 milliards de dollars pour 62 milliards de m3 l'an dernier ; soit une augmentation de 2,8 milliards de dollars. Mais de ce chiffre nous devons déduire un revenu supplémentaire de 500 millions de dollars en droits de transit, et une réduction de 800 millions des droits de transit acquittés par l'Ukraine sur le gaz turkmène ; ce qui réduit l'augmentation supportée par l'Ukraine à 1,5 milliard de dollar, soit 2% de son PNB. Etant donnée la hausse mondiale des prix de l'énergie, Kiev fait vraiment une très bonne affaire, et la question se pose même de savoir si Moscou sera fidèle à sa parole.

En Ukraine, deux secteurs industriels devraient être impactés par la hausse des prix du gaz : la chimie, notamment les engrais minéraux, et la sidérurgie ; ces deux secteurs très dépendants en gaz sont en compétition directe avec les industriels russes qui ne paient, eux, que 35 dollars les 1000 m3.

Pour la Russie, ce conflit apparaît au total comme une monumentale erreur, et ce pour au moins six raisons.

En premier lieu, quels que soient les arguments économiques qui ont pu être avancés, les écarts massifs de tarif (des 47 dollars octroyés à la Biélorussie aux 250 dollars acquittés par l'Europe occidentale) manifestent la nature vraiment politique du conflit.

En second lieu, la Russie ayant dès le début assumé clairement que son objectif était d'influencer le résultat des législatives ukrainiennes du 26 mars au bénéfice du parti de Ianoukovitch, " Les Régions " l'opération finit par se retourner contre elle : une fois de plus, le Kremlin mène la campagne de Ioutchenko à sa place !

Troisièmement, la Russie ne semble pas avoir réalisé qu'elle n'avait pas une position de force dans ses négociations avec l'Ukraine. En effet, l'essentiel de ses exportations passe par le pipe-line ukrainien, qui reste le principal accès vers le monde extérieur jusqu'en 2009, au moment où devraient être ouverts l'usine LBG de Saint-Pétersbourg et le pipe-line nord-européen en direction de l'Allemagne. Gazprom est jusque-là soumis au monopole de l'Ukraine. La Russie s'est déjà régulièrement fait avoir entre 1992 et 1999, mais elle ne semble toujours pas avoir compris sa faiblesse.

Quatrième point, la Russie était engagée légalement par un accord de cinq ans conclu avec Iakounovitch en 2004, qui garantissait un tarif de 50 dollars à l'Ukraine. Celle-ci aurait pu demander un arbitrage international à la Cour de Stockholm, et elle aurait sans nul doute gagné.

Cinquième point, en menant une action radicale et immédiate avec la réduction de ses livraisons en Europe, la Russie a gravement écorné l'image d'exportateur fiable qu'elle cultive depuis bientôt quarante ans. Il a suffi de deux jours de perturbations. A une époque où nombre de pays européens vont devoir faire un choix entre le gaz russe par pipe-line et d'autres modes d'approvisionnement, cela peut faire la différence, car les décisions en matière énergétique tendent à devenir moins rationnelles, plus émotives et plus politiques. Et la réputation internationale de la Russie souffre d'autant plus que cette affaire survient précisément au moment où elle prend la présidence du G8.

Enfin, l'insistance du Kremlin à imposer une entreprise aussi peu transparente que Rosukrenergo, appelant ainsi l'attention sur la vraie nature de ses activités, nuit à son propre crédit.

En bref, la Russie aurait pu difficilement faire pire jusqu'à l'accord du 4 janvier. Elle a donné d'elle-même l'image d'un pays agressif, mal informé, téméraire et imprudent.

Pour Gazprom, cependant, l'affaire n'est pas si mauvaise. L'entreprise a montré qu'elle tenait vraiment à augmenter ses prix jusqu'à un niveau raisonnable, afin de gonfler ses profits. Elle s'est montrée capable de conclure rapidement un accord judicieux, même si elle aurait pu obtenir une renégociation annuelle ou une augmentation automatique, selon une formule que l'Ukraine aurait acceptée. Mais la question demeure : comment les clients européens potentiels réagiront-ils à deux jours de perturbations mineures ?

Traduit de l'anglais par René Palacios. Ce texte a été repris par le quotidien Le Temps (Genève).