Russie : le retour du libéralisme ? edit

3 mars 2008

La rhétorique économique officielle russe est redevenue libérale. Qu’en sera-t-il dans les faits ? Dmitri Medvedev semble conscient des échecs de Poutine et dans son discours de Krasnoyarsk le 15 février résonnaient des échos du fameux discours libéral de Mikhail Gorbatchev en décembre 1984, juste avant son accession au pouvoir. Tout en louant Poutine, Medvedev a en fait attaqué son bilan.

Le 8 février, Vladimir Poutine a prononcé au Conseil d’État un discours intitulé « La stratégie de développement de la Russie à l’horizon 2020 ». Le président s'est longuement vanté de « tout qui a été fait pendant ces huit années », ignorant apparemment que, comme le notent Vladimir Milov et Boris Nemtsov dans leur excellent rapport (« Poutine : les résultats »), sa seule réussite incontestable est une croissance économique de 7% par an. Et le président a naturellement omis de préciser que ce chiffre place la Russie au 12e rang parmi les 15 anciennes républiques soviétiques.

Poutine est arrivé à une table qui était déjà mise. Il a profité des réformes de marché des années 1990, celles-là mêmes qu'il a passé son temps à dénigrer. On affirme parfois que la prospérité retrouvée de la Russie est fondée sur la hausse des prix du pétrole, mais il ne faut pas oublier que celle-ci n’a commencé qu’en 2004. La rente pétrolière a plutôt contribué à l’autoritarisme, aux renationalisations, à la hausse de la corruption et à l'absence de réformes significatives après 2002.

Medvedev semble conscient de ces problèmes. Dans son discours de Krasnoyark, il a même parlé de la Russie comme « un pays de nihilisme légal ». Il a osé appeler à « une diminution du nombre excessif de fonctionnaires », déclarant sans ambiguïté qu’il n’y a aucune raison qu’une majorité de hauts fonctionnaires siègent aux conseils d’administration des sociétés contrôlées par l’État. Son credo semble être : « le respect pour la propriété privée doit devenir l’une des fondations politiques de l'État ». Quoi qu'il arrive après le deuxième mandat de Poutine, la Russie a un besoin criant de nouvelles réformes de marché. Mais Poutine et son entourage du KGB permettront-ils à Medvedev de les faire ?

Etonnamment, dans sa conférence du 8 février, Poutine lui-même s’est aligné sur la ligne libérale de Medvedev, et il a même cité quelques-uns de ses échecs, sans pour autant s’en accuser. Avec des importations qui augmentent de 35 à 40% par an et une production d’énergie qui stagne, l’excédent commercial russe devrait en toute probabilité fondre dans le courant de l'année prochaine, étant donné que les prix de pétrole auront du mal à continuer à croître dans le contexte d’un ralentissement économique à l'Ouest. Donc, le prochain gouvernement va devoir redevenir sérieux en matière de politique économique.

L'échec le plus patent de Poutine est que l’espérance de vie des hommes est restée bloquée à 60 ans, ce qu'il a appelé avec justesse « une honte ». L’alcoolisme de beaucoup d’hommes de tous âges s’apparente à un suicide à petit feu. Le pays a un besoin impérieux d’une politique anti-alcool efficace, mais le gouvernement n'a rien fait jusqu’ici. Chacun se désole par ailleurs de l’état pitoyable du système de santé ; des projets de réforme ont été formulés dès 1996, mais Poutine ne les a pas appliqués, augmentant seulement les subventions dans certains secteurs. Il n’y a pourtant aucune raison pour un pays aussi riche que la Russie aujourd’hui d’avoir un système de santé de pays sous-développé.

La Russie souffre aussi d'un manque criant de travailleurs qualifiés. D’après les données comparées de l'UNESCO, les deux tiers des jeunes Russes va à l'université, plus qu’en Europe, mais l’éducation publique reste pauvre. Comme dans le cas du système de santé, la corruption des bureaucrates est sans doute la cause principale de ce problème. Quels sont les remèdes possibles pour le problème de la corruption dans l'éducation ? Des examens nationaux, standardisés et obligatoires qui devront être les seuls critères pour être admis dans le supérieur. Tous les examens oraux devraient être interdits, afin de limiter la corruption. De plus, les universités et les hôpitaux ont besoin d'une indépendance financière substantielle. Pour échapper aux ravages de la culture bureaucratique russe, on pourrait imaginer de les transformer en fondations indépendantes, aux comptes certifiés et dont les dirigeants seraient responsables devant un conseil d’administration du service rendu au public.

La corruption a crû significativement pendant le deuxième mandat de Poutine, d’après les études de la Banque mondiale, de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement et de l’ONG Transparency International. L’une des causes en est la politique menée par Poutine pour étouffer les organisations non gouvernementales et la presse critique, tout en protégeant beaucoup de tchékistes corrompus.

Dans son discours, Poutine a reconnu que « l'appareil d'État est un système bureaucratisé et corrompu, qui ne soutient pas les changements positifs ou le développement dynamique ». C’est vrai ! Medvedev a appelé à « un projet national pour combattre la corruption, » mais le meilleur remède contre la corruption est la démocratie et une presse libre, comme l’Ukraine l’a montré.

Le deuxième mandat de Poutine a été caractérisé par la renationalisation de grandes entreprises privées florissantes. Aujourd’hui, même Poutine se rend compte que cela pose un problème : « une entreprise privée, qui est motivée par l’obtention de résultats concrets, est souvent meilleure gestionnaire qu'un fonctionnaire qui n’a pas toujours une notion juste de ce qu’est un management efficace ou tout simplement des résultats ». La Russie ne peut être ni une économie du marché efficace, ni une démocratie, tant que le pays sera dominé par quelques monopoles d’État.

On peut donc se féliciter d’entendre Poutine promouvoir une économie ouverte et régie par les règles de la concurrence, pour attirer les investissement. Mais il ne faut pas oublier que sous sa présidence la Russie a retardé son entrée dans l'Organisation mondiale du commerce : au début de son premier mandat, Poutine avait promis d’entrer à l’OMC en 2003, mais il a permis aux intérêts bureaucratiques et protectionnistes de bloquer le processus.

Jusqu'à une date récente, Poutine pouvait se flatter d’avoir poursuivi une politique macroéconomique responsable, mais en octobre il a mis en péril cette réussite avec des dépenses populistes au beau milieu d'un choc inflationniste, qui a amené l'inflation à 12,6 % en janvier. Le gouvernement doit revenir à sa politique fiscale précédente pour refroidir l’économie. Il devrait également empêcher les sociétés contrôlées par l’État d’emprunter en Occident des fonds qu’elles utilisent pour mener de regrettables renationalisations. Il faudrait aussi permettre au rouble de s’apprécier, et la Russie devrait évoluer vers le ciblage de l'inflation. Cela permettrait à la Banque centrale de mener une politique monétaire active, avec des taux d'intérêt réel positifs.

La réforme économique la plus remarquable du premier mandat de Poutine fut la réforme fiscale, qui a décriminalisé la plupart des fraudes et a réduit les pouvoirs arbitraires des services des impôts. Mais l'affaire Yukos a réduit à néant une bonne partie de ces accomplissements, et à présent le président se voit contraint de réaffirmer le besoin d’une simplification du système fiscal, « pour minimiser les occasions d’une interprétation arbitraire de la législation ». Medvedev est allé plus loin dans son discours de Krasnoyarsk.

L’une des rares réussites du gouvernement Fradkov a été de lancer d’ambitieux projets d'infrastructure. Étant donné les nombreux goulots d'étranglement actuels, c’est une stratégie vitale, mais comment sera-t-elle mise en œuvre ? Ce genre de projets est à l’évidence susceptible d’être plombé par les bureaucrates corrompus ; ils exigent une transparence et un contrôle indépendant.

La croissance russe des neuf dernières années a été dynamique, mais trop d’échecs ont entaché cette réussite. Trop de problèmes se sont accumulé du fait de l'absence de réformes structurelles après 2002. Il était temps qu’arrive un nouveau président pour mener les réformes ; la question est désormais de savoir si Poutine continuera à bloquer tout progrès.