Bolkestein : la mort du principe du pays d’origine ? edit

12 février 2006

Les 14 et 16 février 2006, le Parlement européen votera en première lecture sur la proposition de directive relative au marché intérieur des services (dite « Bolkestein »). Certains éléments de la proposition semblent satisfaire tout le monde (simplification des procédures, guichet unique, droit à l’information, qualité des services, assistance mutuelle, etc.). D’autres cristallisent encore les tensions et les négociations au sein du Parlement européen et avec la Commission. Il en est ainsi du principe dit du pays d’origine (PPO) sur lequel un compromis devrait être dégagé pour en rejeter la formulation mais en conserver l’esprit. Il en est de même du champ d’application du texte au regard des activités de service public. Ces deux points posent en fait une question commune : peut-on vraiment traiter la libre prestation des services comme l’on a traité jusqu’à présent la libre circulation des marchandises ?

La mise en œuvre du PPO est directement inspirée du mécanisme de reconnaissance mutuelle que la jurisprudence communautaire (dite « Cassis de Dijon » en 1979) a dégagé pour rendre plus effective la libre circulation des marchandises. Cela implique deux obligations : d’une part, l’Etat membre d’accueil ou de destination doit veiller à ce que le prestataire soit soumis uniquement aux dispositions nationales de son Etat membre d’origine ; d’autre part, l'Etat membre d’origine est chargé du contrôle du prestataire et des services qu'il fournit dans l’autre Etat membre. Certains plaideront la fatalité et les effets de la globalisation pour assimiler marchandises et services. Il n’en reste pas moins que, jusqu’à preuve du contraire, une directive doit respecter les termes mêmes du traité de Rome. Or ce dernier, non seulement s’efforce de bien distinguer le régime de la libre circulation des marchandises de celui de la libre prestation des services (comme de ceux, au demeurant, des personnes et des capitaux), mais surtout prévoit explicitement que « le prestataire peut, pour l’exécution de sa prestation, exercer, à titre temporaire, son activité dans le pays où la prestation est fournie, dans les mêmes conditions que celles que ce pays impose à ses propres ressortissants » (article 50, troisième paragraphe, CE).

On arguera que le PPO existe déjà dans les directives « Télévision sans frontière » et « Commerce électronique ». Mais sa portée est sectorielle, ce qui n’est pas le cas dans la directive Services. Et, surtout, le champ donné au PPO repose sur la méconnaissance d’une distinction fondamentale du traité de Rome entre règles de droit public et règles de droit privé. En effet, les dispositions du traité relatives à la libre prestation de services et au droit d’établissement visent les comportements étatiques et non ceux des opérateurs privés. Dès lors, placer sur le même registre des questions liées aux contrats ou à la responsabilité du prestataire (règles de droit privé) avec des questions liées à des règlementations étatiques (conditions d’accès et d’exercice de l’activité) méconnaît manifestement cette distinction. Enfin, dans la mesure où l’idée même du PPO postule une certaine forme de mise en concurrence entre les règlementations nationales avec le risque inhérent de « dumping règlementaire », on peut se demander où est passé l’objectif d’une harmonisation progressive et maîtrisée des législations des Etats membres, objectif pourtant co-substantiel à la notion de marché intérieur.

S’agissant ensuite de la mise en œuvre du PPO, un certain nombre de mises en garde méritent aussi d’être prises au sérieux. Il en est ainsi de la multiplication des dérogations ou exceptions au PPO qui nuit à la lisibilité du principe et démontre qu’il s’avère inadapté ou inadéquat dans bon nombre de situations. D’autant qu’à ces exceptions textuelles, devront s’ajouter les exceptions jurisprudentielles dont le champ est potentiellement vaste : raisons impérieuses d’intérêt général, fraude à la loi et respect des droits fondamentaux. Comment par ailleurs contrôler efficacement le respect du PPO compte tenu de la distance entre le prétendu auteur du contrôle (dans le pays d’origine) et l’objet du contrôle (la prestation et le prestataire dans le pays d’accueil) dans une Europe à 25 ?

Maintenir en l’état le PPO n’était donc pas raisonnable ; s’inspirer de l’objectif qu’il est censé servir est en revanche tout à fait souhaitable. Cet objectif est de faciliter la libre prestation de services en levant toute forme d’obstacle de la part de l’Etat d’accueil à l’encontre du prestataire ressortissant d’un autre Etat membre où il est établi. Dès lors, pourquoi ne pas s’inspirer de la jurisprudence de la Cour de justice européenne, qui a su donner à cet objectif toute sa dimension et son effet utile, sans jamais parler de PPO ? Que dit cette jurisprudence (voir, en dernier lieu, arrêts du 19.1.2006, Commission c/ Allemagne, n°C-244/04 et du 26.1.2006, Commission c/ Espagne, n°C-514/02) ? Que l’article 49 du traité de Rome exige « … la suppression de toute restriction, même si elle s’applique indistinctement aux prestataires nationaux et à ceux des autres États membres, lorsqu’elle est de nature à prohiber, à gêner ou à rendre moins attrayantes les activités du prestataire établi dans un autre État membre, où il fournit légalement des services analogues ». Pourquoi ne pas consacrer dans le texte de la directive ce test comparatif quant à la gêne occasionnée au prestataire de service ? Et en profiter aussi pour rappeler que l’Etat membre d’accueil n’est pas pour autant entièrement dépourvu de marge de manœuvre pour défendre des raisons impérieuses d’intérêt général, à condition que soient respectés les principes de non-discrimination, de nécessité et de proportionnalité, afin de ne « pas rendre illusoire la liberté de prestation des services ».

C’est pourquoi, partisans et opposants du PPO devraient pouvoir s’entendre sur l’idée suivante : sans se voir imposer de manière exclusive et systématique les règles de l’Etat membre d’origine, l’Etat membre d’accueil serait tenu de les prendre en considération pour apprécier leur utilité et leur efficacité à satisfaire aux exigences d’intérêt général qu’il entend faire respecter chez lui.

La Commission sera-t-elle toutefois disposée à entériner un tel recul consistant à supprimer toute référence au PPO en tant que tel, alors qu’elle en faisait la clef de voûte de sa proposition ? Probablement si le compromis parlementaire maintient une liste précise d’exigences qu’un Etat membre ne pourra en aucun cas imposer aux prestataires originaires d’un autre Etat membre : disposer d’un établissement ou d’un bureau de représentation ; obtenir une autorisation ou procéder à une inscription non prévue par ailleurs par un texte communautaire ou encore devoir détenir un document d’identification spécifique à son activité ; être limité dans le champ de ses prestations par des règles contractuelles lorsque l’on est travailleur indépendant ; ou se voir imposer l’utilisation de certains équipements pour prester son service, sans rapport avec des raisons de santé ou de sécurité au travail.

Reste alors à trancher une dernière question : doit-on inclure dans le champ de la directive celles des activités définies par les Etats membres comme des activités de service public ? S’il est acquis que ne seront pas visés les services publics non économiques (ou « services d’intérêt général »), en revanche rien n’est joué pour les services d’intérêt économique général (SIEG) qui ont été pour le moment intégrés mais à une très courte majorité parlementaire, ce que le vote en plénière le 16 février pourrait renverser.