Asie centrale: quel rôle pour l’UE dans le nouveau «Grand Jeu»? edit

11 mai 2020

L’expression de nouveau « Grand Jeu » est régulièrement employée pour décrire l’action actuelle des grandes puissances en Asie centrale, en référence à l’expression forgée par Rudyard Kipling, qui dans le roman Kim (1901), avait ainsi décrit l’opposition entre les empires russe et britannique, tout au long du XIXe siècle, pour étendre leur influence sur la région, aux confins des deux empires.

Longtemps largement ignorée des débats géopolitiques, si ce n’est au travers du prisme afghan, dont elle constitue en quelque sorte l’arrière-cour du conflit, l’Asie centrale – Kazakhstan, Kyrgyzstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan – fait effectivement l’objet d’une attention nouvelle aujourd’hui. C’est tout particulièrement le cas à Moscou et Pékin, et dans une certaine mesure auprès des puissances occidentales (UE, Etats-Unis).

Un ensemble (très) hétérogène

Derrière une unité de façade, l’Asie centrale rassemble des pays que la géographie, la culture et l’histoire rapprochent certes, mais que beaucoup sépare également.

Géographiquement, les pays d’Asie centrale partagent un isolement certain[1], qui se reflète aussi économiquement par une faible intégration dans les chaînes de valeur mondiales, liée notamment à leur forte dépendance aux exportations de matières premières (gaz, pétrole, uranium, métaux, notamment précieux). Démographiquement, c’est une région qui pèse peu (environ 70 millions d’habitants au total), a fortiori au regard d’un voisinage constitué de géants (l’Afghanistan, pays le moins peuplé des pays voisins, a pourtant une population équivalente à celle du plus peuplé des pays d’Asie centrale, l’Ouzbékistan, chacun des deux dépassant de peu les trente millions d’habitants). Historiquement, leurs relations avec la Russie remontent à la conquête du Turkestan par l’Empire russe au XIXe siècle, puis leurs frontières se sont stabilisées durant la période soviétique. Culturellement en revanche, l’héritage soviétique est modéré par la religion, puisque les cinq pays d’Asie centrale pratiquent un islam séculier, et par la langue, puisque les langues nationales (turcophones, à l’exception du tadjik, proche du farsi) y concurrencent le russe de manière croissante.

Ils différent en revanche considérablement par la taille et la richesse : avec 2,7 millions de kilomètres carrés, le Kazakhstan représente dix-neuf fois la taille du petit Tadjikistan, et le                   PIB par habitant du premier représente onze fois celui du second. Leur participation aux organisations régionales et internationales (Organisation mondiale du commerce, Union économique eurasienne, Organisation du traité de sécurité collective…) est propre à chacun des cinq « -stans », de telle sorte qu’aucun modèle ne se dégage. La relation à l’eau est un autre facteur de différenciation, puisque les deux pays les plus pauvres, les montagneux Tadjikistan et Kyrgzyzstan, sont à la source des deux fleuves qui irriguent la région, la Syr Darya et l’Amu Darya, éléments vitaux pour leurs trois voisins, et beaucoup des tensions de la région peuvent se lire sous cet angle.

Évolutions internes et dynamiques externes

Ces dernières années ont été marquées par des évolutions rapides et profondes, résultant de facteurs internes et externes. Pour ce qui concerne les premiers, les deux plus visibles sont les transitions politiques que l’Ouzbékistan et le Kazakhstan ont récemment traversées, chacune frappante à sa manière.

L’Ouzbékistan, un pays auparavant parmi les plus fermés au monde, s’est lancé dans une course à l’ouverture après le décès du président Islam Karimov en 2016. Le nouveau président, Shavkat Mirziyoyev, qui occupait précédemment le poste de Premier ministre, a déjoué les attentes de la plupart des observateurs, qui avaient parié sur une certaine continuité politique. C’est bien le contraire qui s’est produit et le pays s’est engagé dans une vague de réformes libérales, tant et si bien qu’il occupe régulièrement les sommets des classements des pays les plus réformateurs ces dernières années (pays de l’année en 2019 pour The Economist). Si le pays part de loin, des résultats tangibles peuvent déjà être observés sur le plan économique (libéralisation du marché des changes) et sociaux (réduction drastique du travail forcé et du travail des enfants, notamment pour la récolte du coton, saluée par l’Organisation internationale du travail).

Au Kazakhstan, la passation de pouvoir de Nursultan Nazarbayev à Kassym-Jomart Tokayev en 2019 a été une surprise, après presque trente années d’exercice. Elle s’est pourtant faite sans changement notable de politique, l’ancien président conservant de nombreuses prérogatives (et donnant son prénom à la capitale, l’ancienne Astana). Cette transition a d’ailleurs généré bien des spéculations quant à un possible « modèle kazakh » pour la transition russe en 2024 – hypothèse qui semble néanmoins invalidée par les récents développements constitutionnels en Russie.

Ces évolutions s’accompagnent d’une concurrence vertueuse, économique et politique, notamment entre ces deux pays, chacun s’efforçant d’exercer le leadership sur la région. L’Ouzbékistan utilise sa position géographique centrale (il est le seul à avoir une frontière commune avec les quatre autres) et revendique une approche multi-vectorielle : il se positionne comme facilitateur, notamment avec l’Afghanistan (également frontalier), ou via le réchauffement récent des relations avec le Tadjikistan. Le Kazakhstan s’efforce de jouer un rôle dans le conflit syrien (format Astana, avec la Russie et la Turquie notamment) et joue également la carte économique puisqu’il devait par exemple accueillir la prochaine conférence ministérielle de l’OMC en juin 2020, reportée pour le moment du fait de l’épidémie de coronavirus. L’ancien président Nazarbayev a par ailleurs toujours essayé de positionner son pays comme le promoteur naturel d’un nouveau dialogue Europe-Asie-Russie.

À la frontière de deux géants

Mais plus encore que ces évolutions internes, ce sont les facteurs externes qui mettent la région sur le devant de la scène et en particulier le rôle des deux géants voisins, la Russie et la Chine, qui chacun la voient comme une partie intégrante de son étranger proche.

La relation à la Russie s’inscrit notamment dans le cadre de l’Union économique eurasienne (UEE). Lancée en 2010 par la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan (sous le nom d’Union douanière), elle a été rejointe avec certaines réticences en 2015 par le Kyrgyzstan et l’Arménie. L’Asie centrale est pressentie comme l’aire d’extension privilégiée aujourd’hui puisque l’Ouzbékistan et le Tadjikistan sont évoqués comme probables futurs membres. L’Ouzbékistan a annoncé cet automne qu’il considérait actuellement les modalités de rapprochement, entre statut d’observateur et membre de plein droit, suivant les bénéfices économiques qu’il pourrait en tirer.

L’UEE est un projet hybride, à la fois économique et politique, qui, dix ans après sa création, peine encore à convaincre. Si l’UEE a réussi à se doter d’institutions exécutives fonctionnelles, et notamment d’une Commission économique eurasienne, la création effective d’un grand marché intérieur se heurte à de nombreuses barrières commerciales entre ses membres. Récemment encore le président biélorusse Alexandre Lukashenko évoquait la possibilité de quitter à terme l’UEE, en réaction aux restrictions d’accès au marché russe, tandis que le Kyrgyzstan a préféré porter à l’OMC[2] le contentieux douanier qui l’oppose actuellement au Kazakhstan, plutôt que d’utiliser les mécanismes de règlements des différends internes à l’UEE. Sa capacité d’attraction est par ailleurs limitée, et c’est plus par choix stratégique que l’Arménie – toujours en conflit avec l’Azerbaïdjan – l’a rejointe en 2015, tandis que les millions de migrants présents en Russie donnent à Moscou un levier sur les pays d’Asie centrale, qui dépendent de manière cruciale des fonds envoyés par leurs ressortissants.

La relation à la Chine est finalement plus simple : elle voit l’Asie centrale comme une zone de transit, le plus court chemin terrestre vers l’Europe et le Moyen Orient, ainsi qu’un pourvoyeur de matières premières. À ce titre, l’Asie centrale est au cœur des « nouvelles routes de la soie » chinoises, et du projet One Belt, One Road : une ceinture (maritime), une route (terrestre). Les « -stans » servent à contourner l’allié russe et à lui faire sentir sa dépendance.

En échange, elle apporte des financements aux infrastructures, souvent construites par des sociétés chinoises, et généralement sous formes de prêts. Contrairement à l’UEE, la Chine ne demande que peu de contreparties politiques. Elle exige encore moins de réformes internes, en comparaison notamment avec les aides et prêts occidentaux, généralement assortis de conditions en matière d’État de droit ou de droits de l’Homme. Dès lors très attractifs à court terme, les financements chinois n’en sont pas moins objets de critiques, face au « piège de la dette » qu’ils représentent, en particulier pour les emprunteurs significatifs que sont devenus le Kyrgyzstan et le Tadjikistan. L’endettement finance des infrastructures dont la Chine se sert pour acheminer ses exportations mais dont les retombées sur les économies locales sont faibles, et en-deçà des anticipations, fragilisant les capacités de remboursement et mettant les pays bénéficiaires en situation de dépendance vis-à-vis de la Chine.

Et l’Union européenne?

Face à ces ambitions russes et chinoises et à l’ampleur de leurs projets en Asie centrale, l’UE peut-elle y jouer un rôle déterminant ? Rappelons tout d’abord que l’UE n’est pas absente de l’équation, au moins économique. Elle est déjà le premier partenaire commercial de la région, et le premier investisseur[3].

Depuis 2015, l’UE s’est lancée dans la modernisation des « Accords de partenariats et de coopération » négociés durant les années qui ont suivi l’effondrement du bloc soviétique, avec le Kazakhstan (entré en vigueur le 1er mars 2020), le Kyrgyzstan (paraphé en juillet 2019) et l’Ouzbékistan (en cours de négociation). Elle offre par ailleurs un accès privilégié à son marché aux pays les plus faibles économiquement au travers du système de préférences généralisées[4] (SPG, soit des droits de douane nuls ou réduits accordés au Kyrgyzstan, à l’Ouzbékistan et au Tadjikistan). Elle soutient également l’accession des différents pays de la région à l’OMC, dont l’Ouzbékistan et le Turkménistan ne sont pas encore membres. Ces processus sont la traduction des priorités économiques telles qu’énoncées par la Nouvelle Stratégie pour l’Asie centrale[5] adoptée en 2019 et la Stratégie Connectivité[6] de 2018, qui fait une place de choix à la région.

Contrairement aux accords qui ont été signés dans le cadre du Partenariat oriental avec l’Ukraine, la Géorgie ou la Moldavie (Accords de libre échange complets et approfondis), ce ne sont pas des accords de libre-échange, au sens où il ne prévoient pas de réduction des droits de douane et se focalisent sur une convergence normative, ce qui les rend compatibles avec l’appartenance de certains de ces pays à l’UEE[7].

De prime abord, ces efforts européens peuvent laisser dubitatifs. Que vaut ce soft power, cette influence normative, face aux ambitions géopolitiques de la Russie ou aux financements très concrets de la Chine ?

C’est oublier que les pays d’Asie centrale, laissés pour l’instant à l’écart de la croissance mondiale, ont un besoin criant de diversifier leurs économies, et, plus généralement, leurs options géopolitiques. En ce sens, la stabilité des normes, leur transparence, leur harmonisation avec les normes mondiales ou européennes et leur impact sur l’État de droit sont des leviers de transformation puissants.

Les dirigeants des différents pays sont parfaitement au fait de ces impératifs, et pas un discours présidentiel n’omet de mentionner l’amélioration du climat des affaires comme une priorité et la nécessité d’attirer capitaux et technologies étrangers. Il est en revanche plus difficile d’évaluer dans quelle mesure les autorités sont prêtes à en tirer toutes les conséquences, et notamment la redistribution des richesses et de la manne que représentent les matières premières qu’une telle libéralisation économique impliquerait, difficilement dissociable par ailleurs d’une certaine libéralisation sociale.

Les accords avec l’UE, tout comme l’appartenance à l’OMC, vont dans cette direction. Ils permettent un meilleur accès des exportations en provenance d’Asie centrale au marché intérieur européen par la convergence normative, tandis qu’un climat des affaires plus transparent et concurrentiel devrait entraîner un accroissement des investissements en provenance de l’UE et plus généralement du reste du monde. Or la création d’un tel level playing field est à l’opposé de la logique des investissements chinois par exemple, généralement négociés de gré à gré entre gouvernements dans une grande opacité. Il entre également en conflit avec un certain nombre de mesures protectionnistes poussées par l’UEE.

La question est donc de savoir si l’accès au grand marché et aux investissements européens constituent des leviers suffisamment attractifs pour ancrer dans le temps long les réformes en cours et surmonter tant les résistances internes que les pressions externes.

Cette situation constitue un test intéressant pour l’UE, et plus généralement pour le modèle multilatéral et ouvert qu’elle promeut. Le Grand Jeu ne fait que recommencer.

(Les propos tenus ici n’engagent que leur auteur et non l’institution qui l’emploie.)

 

[1] Le Kazakhstan est ainsi le plus grand pays enclavé au monde, Nur-Sultan la capitale la plus éloignée de la mer, tandis que l’Ouzbékistan partage avec le Liechtenstein la caractéristique d’être l’un des deux seuls pays au monde doublement enclavé.

[2] www.inform.kz/en/kazakhstan-responds-to-kyrgyzstan-s-claims-to-wto_a3622212

[3] Chiffre qu’il convient de mettre néanmoins en perspective puisqu’il résulte essentiellement des exportations d’hydrocarbures du Kazakhstan vers l’UE, et des investissements européens dans ce pays

[4] Ces préférences pouvant être accrues en échanges d’engagements renforcés en matière de droits de l’Homme, de bonne gouvernance et de respect de l’environnement (SPG+)

[5]www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2019/06/17/central-asia-council-adopts-a-new-eu-strategy-for-the-region/

[6] ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_18_5803

[7] L’UEE étant une union douanière, elle possède un « tarif extérieur commun » (tout comme l’Union européenne), ce qui interdit mécaniquement à l’un de ses membres de négocier bilatéralement un accord de libre-échange avec un pays tiers