Timothy Garton Ash, un Anglais européen edit

7 juin 2025

Peut-on être un citoyen britannique et un fervent Européen ? C’est possible et Timothy Garton Ash en apporte le témoignage dans son livre Europes qui retrace son itinéraire d’universitaire, professeur à Oxford et de journaliste parcourant inlassablement pendant un demi-siècle le vieux continent et rendant compte de ses expériences dans de nombreux ouvrages et articles.

À 20 ans, c’était en 1975, le jeune étudiant d’Oxford prend conscience de la complexité de l’Europe en arrivant à Berlin, une ville divisée, au cœur de la guerre froide. Poursuivant au cours des années suivantes ses études à Berlin, il s’installe à Berlin Est et en profite pour découvrir les autres pays soumis au régime soviétique, Tchécoslovaquie, Hongrie, Roumanie. Comme il le raconte dans son livre, il est frappé par le décalage culturel entre l’Est et l’Ouest. Les pays « socialistes » sont très en retard économiquement par rapport aux prospères démocraties de l’ouest mais ils sont plus attachés à leurs traditions culturelles et à leurs écrivains que les Occidentaux emportés par la vague du mercantilisme et vivant dans le présent.

On lit beaucoup à Prague, Budapest ou Varsovie et les nouveaux amis du jeune Britannique passent des nuits entières à discuter avec lui. Ces échanges intimes ne dissimulent pourtant pas la pesanteur de la tutelle policière. Bien des années plus tard, après la chute du Mur, Timothy Garton Ash aura accès à son dossier de la Stasi et découvrira que certains de ses proches, en qui il avait une totale confiance, rédigeaient régulièrement des rapports sur ses activités.

C’est au cours de cette période que s’est produit un événement qui a eu une importance décisive pour lui et a contribué à sa notoriété internationale : la découverte à Gdansk du mouvement Solidarité qui, à partir de 1979 ébranle le pouvoir communiste polonais. Garton Ash s’installe dans le port de la Baltique et noue des liens avec les dirigeants du mouvement.

Ce qui fascine le jeune historien c’est que Solidarnosc était une révolution qui se nourrissait d’un mélange sans précédent de socialisme, de christianisme, de nationalisme et de libéralisme et donc un phénomène entièrement nouveau à l’Est comme à l’Ouest de l’Europe. C’était aussi un mouvement pacifique, refusant absolument la violence face aux provocations du pouvoir communiste. On entrait dans une nouvelle ère qui allait en une décennie transformer le paysage politique européen Il tirera de ces échanges dont il fut un des premiers à mesurer l’importance un livre publié en 1983 qui le rendra célèbre dans le monde anglosaxon.

Plus tard il se rend à Varsovie et à Cracovie et noue une amitié indéfectible avec le dissident Bronislav Geremek, futur ministre des Affaires étrangères de la Pologne démocratique.

En 1989, la chute du Mur provoque un bouleversement majeur de l’Europe que l’auteur, circulant de Berlin à Budapest et de Varsovie à Prague, vit intensément. Il est déjà considéré comme un des meilleurs connaisseurs de cette autre Europe trop longtemps négligée par les Occidentaux. C’est à ce titre qu’il est convoqué en mai 2001 à la Maison-Blanche par le président George W. Bush pour préparer la rencontre de celui-ci avec Poutine. À cette occasion, il soutient la position des pays de l’Europe de l’Est qui souhaitent être intégrés dans l’OTAN dès que possible. Dans une longue analyse de cette question majeure, Timothy Garton Ash rappelle que sous le règne d’Eltsine, dans les années 1990, l’OTAN, loin de manifester une hostilité à l’encontre de la nouvelle Russie avait souhaité l’associer à sa démarche. Pour lui, et contrairement aux déclarations de Poutine, il s’agissait de rapprocher la Russie de l’Europe et non d’amoindrir ce pays même si la motivation des pays baltes et de la Pologne était de s’abriter derrière un bouclier protecteur des ingérences russes.

La complexité des rapports entre la Russie et l’Europe tient aussi à la difficulté de définir celle-ci. Timothy Garton Ash distingue en effet quatre Europe. La première est une entité géographique elle-même aux contours mal définis ni à l’Est, ni au Sud, ni à la limite de l’Oural, ni au voisinage d’Istanbul.

La deuxième Europe est celle de son cœur historique, héritage de Charlemagne autour de Rome, Paris et Aix la Chapelle mais l’auteur met en garde contre cette définition qui plait aux arrogants Français mais qui néglige totalement l’Europe de l’Est alors que ses habitants se sentent totalement européens.

La troisième Europe est celle de la culture et des valeurs. Il y a certes une ambiguïté dans cette formule. Pendant des siècles, les Européens ont colonisé les autres continents au nom de la suprématie de la race blanche et chrétienne. Malgré tout, l’Europe a aussi incarné les valeurs de démocratie, liberté, paix et droits de l’homme.

Enfin la quatrième Europe est celle qui s’incarne dans ses institutions, et notamment la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg et l’Union européenne. Celle-ci avec ses vingt sept membres joue désormais un rôle dominant sur la scène européenne, éclipsant des organisations plus anciennes come le Conseil de l’Europe.

Cette diversité, ce que la secrétaire d’Etat américaine Madeleine Albright, elle-même d’origine tchèque, appelait l’eurobazar n’a pas empêché l’Europe de se construire et de s’agrandir au cours des deux décennies 1990-2010. Allant de capitale en capitale et rencontrant les principaux dirigeants des pays concernés, Timothy Garton Ash nous fait revivre cette période qui appartient déjà à l’histoire. Il trace le portrait de personnalités exceptionnelles comme Vaclav Havel dont il fut très proche, il évoque les crises qui ont déchiré le continent, les guerres yougoslaves notamment et leurs centaines de milliers de victimes, les débats sur la monnaie unique au début du siècle, les migrants accueillis et rejetés et plus tard le Brexit, une épreuve déchirante pour cet Européen qui a le sentiment d’être trahi par son propre pays.

Au terme de ce récit, l’auteur s’interroge sur le risque pour l’Europe de cesser de progresser, de revenir en arrière. Or, ce retour an arrière, il le découvre avec consternation quand, en 2022, la Russie envahit l’Ukraine ramenant ainsi la guerre en Europe, sur les lieux mêmes où la Wehrmacht semait la terreur en 1941. Il rappelle à ce propos sa première rencontre avec Poutine en 1994, quand celui-ci était le bras droit du maire de Saint-Pétersbourg, et le discours du futur chef de la Russie affirmant déjà la nécessité de récupérer les territoires ayant appartenu à son pays comme la Crimée. Pour Timothy Garton Ash, qui s’est fréquemment rendu en Ukraine, celle-ci par son combat acharné contre l’envahisseur a pleinement assumé son appartenance à l’Europe et qui doit la soutenir jusqu’au bout.

En définitive, l’auteur dresse un bilan nuancé mais positif de ce continent qui a subi tant de guerres dans le passé mais qui n’a cessé de progresser depuis un demi-siècle. Il conclut : « défendre, améliorer et agrandir une Europe libre est logique. C’est une cause digne d’espoir. »

Cet ouvrage parfois touffu constitue néanmoins un plaidoyer éloquent en faveur du vieux continent, étayé par une multitude d’échanges avec des européens de toutes origines, des plus modestes aux plus puissants.

Timothy Garton Ash, Europes. Une histoire personnelle, Stock, 2024