Et si l'on s'attaquait enfin aux inégalités entre hommes et femmes? edit

8 mars 2006

Chaque année, rituellement, le 8 mars est l'occasion de faire le point sur les inégalités entre hommes et femmes et de faire semblant de s’étonner de leur ampleur, voire de s’en indigner. On referme ensuite soigneusement le dossier pendant les 364 autres jours. Ce faisant, personne n’attaque de front la question centrale de l’emploi des femmes, de sa différence – de degré et de nature – avec celui des hommes, de la perte que constitue l’absence d’emploi, le sous-emploi et les emplois inadéquats à leurs compétences, pour les femmes elles-mêmes, mais aussi pour la société. Développer l’emploi des femmes, en quantité et en qualité, est absolument nécessaire. Cela implique une révolution de notre organisation sociale et de nos modes de travail.

Si l’activité féminine n’a cessé d’augmenter depuis les 1970 – comme le niveau d’éducation des filles –, les femmes continuent en effet d’accumuler une série de handicaps : elles accèdent moins à l’emploi (leur taux d’emploi est inférieur de 12 points à celui des hommes sur la tranche 25-49 ans) ; elles sont cinq fois plus à temps partiel que les hommes et près d’un million d’entre elles souhaiteraient travailler plus ; elles sont beaucoup plus en CDD que les hommes ; elles sont « confinées » dans certains secteurs ; elles forment les gros bataillons de l’emploi peu qualifié ; elles se heurtent au « plafond de verre », c’est-à-dire qu’elles sont quasiment absentes des postes d’encadrement et de direction, qu’il s’agisse du secteur public ou privé ; leurs salaires annuels moyens représentent environ 80 % de ceux des hommes.

Il existe parmi les chercheurs(ses) spécialistes de ces questions un conflit d’interprétation, bien vivace même s’il ne s’affiche pas au grand jour, sur les raisons de ces inégalités. Les un(e)s pensent qu’il s’agit massivement d’un effet de discrimination exercé par les entreprises, alors que les autres osent reconnaître qu’un ensemble de facteurs entravent objectivement les femmes pour obtenir les mêmes postes ou développer les mêmes carrières que les hommes. La vérité est sans doute entre les deux : dans la mesure où les femmes sont de fait et continuent d’être considérées comme les principales responsables des soins aux enfants, des soins aux proches (notamment les ascendants dépendants) et des tâches domestiques, leur disponibilité pour le travail est a priori plus limitée que celle des hommes. Elle est en quelque sorte formatée de l’extérieur, notamment par les rythmes des enfants et des institutions en charge de ceux-ci. Non seulement, les femmes construisent très longtemps à l’avance des stratégies qui leur permettront de mener de front vie familiale et vie professionnelle, mais l’ensemble des acteurs de la société, et notamment les employeurs, partagent cette représentation et alimentent sa persistance.

Tant que nous ne reviendrons pas sur cette représentation commune de la répartition des rôles différents assignés aux hommes et aux femmes, tant que nous ne nous les représenterons pas comme également chargés de plusieurs rôles (parent, travailleur, citoyen), nous ne nous attaquerons pas aux vraies causes des inégalités entre hommes et femmes sur le marché du travail. Nous aurons beau faire des lois interdisant les discriminations ou édictant de sévères principes en matière d’égalité professionnelle, tant que les femmes françaises continueront d’avoir des enfants et que la société ne se réformera pas radicalement, rien ne changera fondamentalement.

Nous savons aujourd’hui que l’emploi des femmes est essentiel pour toute une série de raisons, qui vont de la plus élémentaire justice à la nécessité de faire face aux risques accrus de séparations, et au financement de notre système de protection sociale. Nous savons aussi ce que nous devons faire pour augmenter l’emploi des femmes : développer massivement les modes d’accueil, c’est-à-dire mettre en place un droit objectif à la garde du jeune enfant appuyé sur un véritable service public de la petite enfance (aujourd’hui deux enfants de 0 à 3 ans sur trois sont gardés par leur mère) ; supprimer les longs congés rémunérés et les remplacer par des congés courts ; révolutionner les organisations du travail, publiques et privées, pour permettre aux deux parents de concilier vraiment vie professionnelle et vie familiale grâce à de petits congés et des modulations du temps de travail spécifiquement réservés aux parents de jeunes enfants ; inciter les pères à s’investir plus tôt et plus dans la vie parentale en mettant en place des dispositifs dont l’usage soit réservé aux pères ou dont le bénéfice soit perdu si le père n’en use pas.

Et si nous avions encore besoin d’arguments pour nous persuader de la nécessité de développer des politiques ambitieuses de conciliation, voici le définitif. Désormais en Europe, les taux de fécondité sont positivement corrélés avec les taux d’activité féminins : lorsqu’elles sont obligées de choisir entre activité et enfants – ce qui est le cas lorsqu’il n’y a pas de modes de garde, pas d’école pour les jeunes enfants ou que les horaires scolaires excluent la possibilité de travailler sauf à temps très partiels, mais aussi lorsque les normes concernant les rapports entre bien-être des jeunes enfants et activité des mères sont traditionnelles –, les femmes choisissent l’activité et renoncent aux enfants, ce que manifestent l’effondrement des taux de fécondité chez les jeunes femmes allemandes, notamment les plus diplômées mais aussi chez les très jeunes femmes des pays du Sud dont les taux d’activité et de fécondité sont en train de rejoindre la moyenne européenne. Les pays où la fécondité reste forte sont aussi ceux où les politiques de conciliation sont les plus développées, non pas en matière de transferts monétaires mais en services et en aménagements du temps de travail permettant aux jeunes parents des deux sexes l’exercice concomitant d’un emploi et d’une parentalité active. C’est un argument supplémentaire pour ceux que les questions démographiques inquiètent.

Ces questions n’ont pas jusqu’à aujourd’hui réussi à intéresser nos décideurs, de quelque bord qu’ils soient. Elles restent considérées comme du domaine privé, de simples questions « de bonnes femmes », dont les partis et les dirigeants ne sauraient s’abaisser à s’occuper. A cela s’ajoutent les actions des lobbys familialistes, le poids des traditions (l’attachement français au fameux « libre choix »), la peur de remettre en cause certains avantages ou de faire grimper les chiffres du chômage et enfin, l’argument budgétaire : créer des modes de garde en nombre suffisant serait tout simplement trop cher. La voie est néanmoins étroite car il nous faut augmenter les taux d’activité féminins (et avoir comme objectif de les égaliser avec ceux des hommes) sans « jeter le bébé avec l’eau du bain », c’est-à-dire sans nous lancer à corps perdu dans un productivisme effréné où le temps du care n’aurait plus de place. Une société équilibrée permettant à tous d’avoir accès à l’emploi mais aussi à chacun, homme et femmes, d’avoir un temps de care garanti, cela ne pourrait-il pas constituer un modèle de société européenne désirable ? ²