Et si les OPAs étaient utiles ? edit

7 juillet 2006

Les actionnaires d'Arcelor ont tranché. Réunis le 30 juin en assemblée générale extraordinaire, ils ont repoussé avec vigueur le projet de fusion avec le russe Severstal que soutenait la direction. Très probablement, ils lui préfèreront l'offre de Lakshmi Mittal, magnat indien de la sidérurgie. Il faut dire que celle-ci est alléchante, puisqu'elle valorise Arcelor à plus de 20 milliards d’euros, contre 10 seulement au début de l’année.

Faut-il vendre à Mittal ? La question agite la presse depuis la première offre du sidérurgiste indien en janvier dernier. Pour notre président, la réponse ne semblait pas faire de doute : il s’agissait d’une offre « purement financière », sans aucun « projet industriel ». Parce qu’hostile, l’OPA n’était pas « conforme à l’intérêt de l’entreprise ». Pourtant, l’offre de Mittal revient à verser une prime de 10 milliards d’euros aux actionnaires d’Arcelor, en partie en liquide, et en partie en actions Mittal. S’il n’a rien à apporter à l’entreprise Arcelor, pourquoi Mittal serait-il prêt à payer si cher le droit de la gérer ? D’où compte-t-il sortir cette prime de 10 milliards d’euros?

Une première réponse, initialement mise en avant par Guy Dollé, dirigeant d’Arcelor, consiste à dire que Mittal Steel paie en « monnaie de singe ». La dernière offre faite aux actionnaires d’Arcelor comprend 70% de titres de la nouvelle entité et 30% d’argent liquide. Or, rien ne garantit que ces actions ne vont pas baisser dans le futur. Dans ce cas, les actionnaires d’Arcelor recevront moins que prévu et devraient refuser l’offre de Mittal.

Cet argument ne va pas de soi, car les actionnaires d’Arcelor ne sont pas contraints de conserver leurs actions. S’ils pensent que Mittal pèche par optimisme sur la valeur d’Arcelor, ils ont intérêt à accepter son offre et à vendre rapidement les actions de la nouvelle entité. Par ailleurs, si véritablement une erreur d’optimisme est à la source de la surprime de 10 milliards, elle ne peut être le seul fait d’un individu, Lakshmi Mittal, mais doit être partagée collectivement par une majorité des acteurs financiers. En effet, les deux entreprises étant cotées en bourse, leur valeur combinée reflète dès aujourd’hui ce que le marché anticipe être la valeur de demain du groupe Arcelor-Mittal. Le cours d’Arcelor inclut déjà la prime d’acquisition, sans que la valeur de Mittal ait baissé d’autant. Autrement dit, le marché croit au projet Arcelor-Mittal.

Peut-on totalement exclure une hallucination collective ? Prenons au mot les sceptiques : ceux qui pensent réellement que la combinaison Arcelor-Mittal est massivement surévaluée peuvent s’enrichir en pariant à la baisse, par exemple grâce à des instruments dérivés. C’est cette possibilité pour chacun de parier qui génère la « sagesse collective du marché ». On sait par exemple que les marchés qui échangent des paris sur des élections, ou des résultats sportifs – comme par exemple l’Iowa Electronic Market – prédisent le futur mieux que les experts les plus chevronnés. De fait, la recherche économique montre qu’il est presque impossible, même pour un professionnel, de prédire l’évolution du prix des actions à l’avance. Et la psychologie cognitive montre que les experts surestiment systématiquement la fiabilité de leurs pronostics.

Il faut donc se résoudre à l’idée que l’opération rapportera bel et bien 10 milliards d’euros aux actionnaires. Où les trouvera-t-on ?

Si vraiment il n’a pas de projet industriel, une possibilité pour Mittal est d’extorquer ce montant aux salariés de l’entreprise, en délocalisant autant que possible et en faisant pression à la baisse sur les salaires. C’est ce scénario du dépeçage des emplois que craignent la plupart des détracteurs de l’acquisition par Mittal.

Sur ce point, l’histoire nous fournit quelques points de comparaison. Dans une étude publiée en 1990 par Brookings, Sanjai Baghat, Andrei Shleifer et Robert Vishny avaient examiné la source des primes d’acquisition des OPAs hostiles ciblant des entreprises américaines dans les années 1980. Le résultat de leur étude est que les destructions d’emploi (pour l’essentiel des emplois de cadres administratifs devenus redondants du fait de la fusion et non des emplois d’ouvriers) n’expliquent qu’une petite partie des surprimes payées aux actionnaires : moins de 25%. Ainsi, ces surprimes traduisaient une réelle amélioration de la gestion de l’entreprise qui va au delà des simples réductions d’emplois.

Parce qu’Arcelor et Mittal Steel évoluent dans un secteur en pleine consolidation, il est très probable toutefois que ce type de cost cutting constitue cette fois une part plus importante de la prime payée aux actionnaires. On peut estimer que la valeur dégagée par des compressions d’emplois avoisinera les six milliards, ce qui correspondrait au licenciement sans remplacement de pas moins du quart des salariés d’Arcelor, en l’échange d’une indemnité de deux ans de salaire. La nouvelle entité économiserait alors 50 000 euros annuels par salarié (c’est le salaire moyen chez Arcelor, charges employeur comprises).

Si les indemnités s’élevaient à six milliards dans le cas d’Arcelor, Mittal ne verserait que quatre milliards de surprime aux actionnaires. L’opération serait tout de même réalisée, les actionnaires toucheraient moins et les salariés davantage. Il resterait alors quatre milliards de valeur créée, combinaison d’une amélioration de gestion, d’un pouvoir de marché accru et autres synergies. C’est la véritable valeur du « projet industriel » de Mittal. Si le coût de l’acquisition pour la communauté dépassait ces synergies industrielles, il serait raisonnable de stopper l’acquisition.

Le politique a un rôle, et notamment de définir des règles précises d’indemnisation des salariés licenciés, suffisamment généreuses pour leur assurer qu’il recevront une part importante de la valeur dégagée par le programme de cost cutting. Il n’est pas interdit non plus de débattre de l’externalisation des coûts sur la communauté. Tout au plus peut-on rappeler que ceux-ci sont extrêmement difficiles à évaluer.

Mais il ne revient pas au politique d’estimer la valeur industrielle du projet. Le marché est en général une machine bien plus efficace pour évaluer si le projet industriel justifie par sa valeur de couvrir ces coûts de restructuration. La vertu d’une OPA est qu’elle soumet le projet industriel à un tribunal collectif, car chaque actionnaire peut décider de vendre, ou non.