L'Etat et la cathédrale edit

22 mai 2019

L’Etat et la cathédrale

L’émotion retombée, il est temps de revenir sur l’incendie de Notre Dame de Paris et de réfléchir à ce qu’il nous dit de l’Etat et de son rôle dans la France d’aujourd’hui. L’événement nous semble en effet le mettre en cause dans trois de ses dimensions : la continuité, la responsabilité et la réassurance.  L’Etat doit normalement être un garant de continuité, la sienne propre et celle de la collectivité nationale ; il doit assumer ses responsabilités lorsqu’il manque à une obligation importante ; il doit enfin, en cas d’épreuve ou d’accident majeur, apporter une réponse raisonnée de nature à rassurer l’opinion. Or, de ce triple point de vue, l’incendie de Notre-Dame suscite des inquiétudes légitimes. 

Les cent ans de la construction de Notre-Dame recouvrent à peu près le moment où se forme en France le concept juridique de couronne. Il implique que la personne qui exerce le pouvoir a non seulement des droits, mais des devoirs envers une personne juridique distincte qui est le titulaire originel et perpétuel de la souveraineté. Il porte en germe la limitation du pouvoir royal. Il donne naissance à des principes essentiels du droit public, certains disparus avec la monarchie comme l’indisponibilité de la couronne, d’autres encore actuels comme l’inaliénabilité du domaine public et la continuité de l’Etat.

C’est à l’Eglise que la monarchie capétienne a emprunté ce modèle d’un pouvoir dépersonnalisé et permanent ; l’Eglise, dont les responsables exerçaient un ministère, un office, autrement dit une fonction antérieure et supérieure à son titulaire, et appelée à lui survivre : « la couronne est un office, non un héritage. »

L’idée de couronne a ainsi été tirée du droit canon au moment où s’édifiait Notre-Dame, à un jet de pierre du palais du roi dans l’Ile de la Cité. C’est plus qu’une coïncidence, si l’on songe à tout ce que l’Etat capétien, ses principes et son organisation, doivent à l’Eglise romaine.

L’Etat d’aujourd’hui est le continuateur de la couronne, de ce principe distinct de ceux qui le servent et supérieur à eux, au premier comme au plus modeste. Louis XI qui avait, au début de son règne, chassé les administrateurs de son père –un spoil system avant l’heure- puis s’était ravisé devant l’opposition des corps et l’indignation publique, dit à l’un d’eux : « nous sommes, vous et moi, serviteurs de la couronne. »

L’Etat, à l’image du cercle que forme la couronne, ne s’interrompt jamais. Il est le gardien perpétuel de certaines choses, d’un patrimoine commun de la collectivité nationale, dont il ne peut se dessaisir et que ses serviteurs ont le devoir de passer intact à leurs successeurs.

Ce patrimoine peut être matériel ou immatériel. Notre-Dame était l’un et l’autre. L’incendie a rompu la chaîne du temps, de huit siècles qui avaient vu se transmettre essentiellement intact ce bien unique, malgré les vicissitudes de l’histoire. On a mis l’émotion publique qui en est résulté sur le compte de bien des choses : d’un fonds de religion qui n’aurait pas tout à fait déserté les Français, en dépit de la sécularisation croissante ; du symbole historique que représenterait Notre-Dame à leurs yeux.

Ces explications sont partielles. Le fait est qu’il est arrivé quelque chose qui n’aurait jamais dû arriver ; qu’une continuité aussi précieuse qu’exceptionnelle s’est rompue ; qu’un bien dont la permanence semblait absolument assurée avait été laissé exposé et vulnérable ; que ce bien unique, confié à l’Etat et qui était le bien de tous, a failli disparaître.

Cela suscite naturellement un sentiment d’insécurité, d’autant que cet événement survient dans un contexte de faiblesse visible de l’Etat. L’Etat, entité perpétuelle, est ainsi atteint dans sa fonction de lien entre le passé et l’avenir, et de garant de la pérennité du bien commun.     

Au-delà, l’incendie de Notre-Dame pose à l’Etat une question de responsabilité. Il y a, certes, une enquête judiciaire ; elle dira, on peut l’espérer, quelle est la cause immédiate de l’incendie, et s’il y a eu une faute de nature à mettre en cause la responsabilité de personnes ou d’entités déterminées devant les tribunaux.

Mais il y a, en amont, une chaîne de responsabilité politico-administrative qui concerne l’Etat. La propriété, la conservation et l’entretien de Notre-Dame lui sont confiés par la loi. Il est maître d’ouvrage des travaux sur les cathédrales : il les définit, les programme et il lui revient de les financer. Leur maître d’œuvre est architecte en chef des monuments historiques, agent de l’Etat.

L’Etat a-t-il fait ce qui était nécessaire pour entretenir le monument, le sécuriser, et y prévenir le risque d’incendie ? Que faut-il faire pour réduire ce risque à l’avenir, à Notre-Dame, pour les autres cathédrales, et pour les éléments les plus essentiels du patrimoine national, comme Versailles ou le Louvre ?

Depuis le 15 avril, l’Etat a accompagné l’émotion, s’est mis en tête d’une sorte de marche blanche nationale, mais n’a nullement évoqué ces questions. Il aurait dû aussitôt décider d’une enquête sur les conditions d’entretien et de restauration de ces monuments essentiels, ainsi que d’une revue de leur sécurité. Il lui revenait d’identifier les problèmes structurels d’organisation, de financement et de suivi qui ont pu contribuer au drame de Notre-Dame, d’identifier les risques qui peuvent en résulter, ailleurs, sur nos monuments, et de s’employer au plus vite à les réduire.

Il n’est pas trop tard, et il est certain que ces questions seront posées tôt ou tard ; mais cet oubli initial dénote un inquiétant déni de ses responsabilités de la part de l’Etat. Etre responsable, c’est admettre –et, dans un monde administratif normal, revendiquer- qu’on en charge d’une question et trouver les mesures pour y répondre, surtout au lendemain d’un échec d’une telle proportion. 

Il est un sujet que lequel, dira-t-on, l’Etat a fait preuve de son aptitude à réagir et à prendre des mesures énergiques, c’est la reconstruction de Notre-Dame, élevée à la hauteur d’un défi national et d’une entreprise civique collective à réaliser en cinq ans. Soit, mais il faut admettre que c’est un pis-aller ; que, par chance, on pourra sans doute reconstituer plus ou moins ce qui a été perdu, mais que la cathédrale n’est pas passé loin d’une destruction irrémédiable.  Cette tâche réparatrice est un devoir, mais n’autorise pas l’enthousiasme.

Surtout, il n’est guère rassurant que, pour faciliter la reconstruction de Notre-Dame, l’Etat se soit d’abord donné le moyen d’écarter les règles relatives aux travaux sur les monuments historiques et à la commande publique par une loi spéciale, ait marginalisé l’administration de la culture au profit d’une organisation improvisée, fixé une échéance arbitraire de cinq ans et annoncé prématurément un concours d’architecture pour la flèche, ce qui semble écarter la solution que commanderaient a priori la modestie et le bon sens, qui serait de rétablir celle de Viollet-le-Duc.

Cela donne l’image d’un Etat impatient, qui se défie de ses règles et de ses gens, et qui tranche dans l’urgence des questions qui demanderaient, non des délibérations infinies, mais tout de même des précautions et un peu de réflexion experte.

L’Etat est garant d’une continuité qu’il incarne pour la collectivité nationale ; l’incendie de Notre-Dame en a montré les limites et la fragilité. C’est un échec de l’Etat. Pour répondre à l’émotion du moment, il a voulu projeter une image de détermination et de réactivité à la mesure de celle-ci. Il est allé trop vite, a décidé à la hâte qu’une loi et un cadre nouveaux étaient nécessaires, et a oublié au passage de rechercher ses propres responsabilités dans ce drame.  Il n’a pas vu que l’émotion commune traduisait un attachement pour la stabilité et la permanence qu’incarnait Notre-Dame ; et qu’il devait y répondre en faisant montre de ces mêmes qualités, dont les rois capétiens contemporains de la cathédrale avaient su faire des vertus de l’Etat.