La Teuf et le frisson de la démesure edit

6 juillet 2006

Plus d'été sans que retentissent les décibels des teknivals. Ces manifestations rassemblent des milliers de jeunes adultes (40 000 sur l'aérodrome de Vannes-Meucon le week-end du 1er juillet), déambulant en voitures ou camions collectifs, émanant de tous les coins de France avec leur équipement pour un séjour dans un espace de « nowhere » : duvet, lampe de poche, jerricane d'eau. Les munitions indispensables de ces virées, pourtant, n'empruntent rien au caractère champêtre du camping : ce sont d’abord les adjuvants (alcool fort et drogues, ecstasy en premier) qui amplifient l'effet sensoriel de la musique techno. On les prend pour s'étourdir, se laisser porter par la musique à fond la caisse, mais aussi pour résister pendant plusieurs jours au manque de sommeil et à la fatigue. Les statistiques sur la consommation d'alcool et de drogues font frémir, mais ces excès sont fédérés par un fait social : la culture de la fête (la teuf en verlan), de la déjante, chez un nombre croissant d'adolescents et de post-adolescents. Les free-parties de l'été en constituent l'acmé, mais beaucoup d'autres occasions de débordements jalonnent l’année.

La fête acquiert une place de choix parmi les activités préférées des jeunes : 33 % des 15-24 ans citent « la fête » parmi les loisirs qui ont le plus d’importance pour eux, celle-ci venant en quatrième position après « les amis » (52 %), « le sport » (38 %), « écouter de la musique » (37 %) (sondage Les valeurs des jeunes, TNS-Sofres, 23 novembre 2003). Elle est donc loin d’être une pratique résiduelle réservée à des occasions particulières (anniversaires et commémorations diverses), elle fait partie intégrante des habitudes de sortie et devance même dans la hiérarchie des goûts le cinéma et la plupart des autres pratiques culturelles. Plus de 15 % des jeunes s’adonnent régulièrement, au moins une fois par semaine, à des virées nocturnes dans des boîtes, bars, salles de concert ou espaces privés ; le sel de ces soirées, c’est exacerbation des émotions – fusion avec les pairs autour de la musique, délire partagé que stimulent l’alcool à haute dose et les psychotropes. La fête prend son sens dans le frisson de la démesure. Le culte de la liberté individuelle propre à la jeunesse est aujourd’hui prolongé par la fascination pour le risque et la mise à l’épreuve de soi.

Le terme « délire », un mot utilisé en boucle, résume la sensation recherchée et la sensation redoutée. On a de bons et de mauvais délires, des « good et des bad trips », des ondes délicieuses et des ondes désastreuses. C’est l’attente des premiers et la crainte des seconds, le passage fragile entre l’extase et la destruction, qui donne tout son sens à la prise de drogues ou d’alcool. Une façon de parier sur les limites et les incertitudes de l’existence. La déjante est toujours une pratique où se conjuguent extase et effroi, bonheur planant et perceptions aiguës de sa propre fragilité. Autrement dit, un défi à la finitude humaine. David Le Breton, qui a finement étudié les conduites à risques de la jeunesse contemporaine, les replace dans un cadre anthropologique : « La mise à l’épreuve de soi, sur un mode individuel, est l’une des formes de cristallisation moderne de l’identité quand tout le reste se dérobe ».

Ces sorties permettent à l’individu hypermoderne, un être « dans l’excès », d’exercer sa recherche incessante de nouveaux plaisirs. Il n’a pas de spleen, ignore le temps mort, il est l’homme « du tout et tout de suite », guidé par ses pulsions et ses envies. Ces virées nocturnes collent à ce modèle, elles se déroulent comme un enchaînement de sursauts, d’actes improvisés : on va d’un lieu à un autre, d’une expérience à une autre. Une exubérance des conduites se déploie dans la nuit, et rien ne l’arrête.

Par rapport à la culture des jeunes Européens des années 1960, ces sorties ne sont pas focalisées sur la drague, la recherche d’un partenaire amoureux ; d’ailleurs souvent on sort en bandes et rarement en couple. Elles sont centrées sur la liesse entre copains et les sensations fortes (ivresse, délire, vitesse sur les routes). Les plaisirs de l’émancipation amoureuse ou sexuelle ont été remplacés par l’excitation des sens au moyen d’une vaste gamme de stimulants. Les pistes de danses sont bondées, mais chacun danse seul, accordant rythmes et figures à sa convenance, une image qui symbolise ce que les sociologues nomment la société individuelle de masse.

Il y a trente ou cinquante ans la fête s’inscrivait dans le cadre des loisirs. Cette notion, largement explorée par Joffre Dumazedier, était rapportée à deux événements : d’abord, la vie de la société n’est plus réglée par des obligations imposées par la communauté ; le travail professionnel s’est détaché des autres activités. Pour lui, le loisir s’imposait donc comme un temps pour soi, organisé selon le désir de chacun, après l’effort dans le travail ou les études. Or aujourd’hui, la fête s’est éloignée de l’idée de compensation, de celle d’un plaisir mérité. Elle prend la dimension d’un style de vie. Elle est bien davantage une culture, une affirmation de valeurs, qu’un sas de récupération ou d’évasion. Pour une partie de la jeunesse, elle exprime une façon d’être au présent, ou même de supporter le présent.