Europe: l’autre migration edit

3 juin 2019

L’écrivain hongrois György Dragoman a fait une curieuse découverte en s’installant cette année pour un an à Berlin. Quand ses enfants sont revenus de leur première journée d’école allemande, il les a interrogés sur les principales différences avec leur ancienne école hongroise. « La première chose qu’ils ont mentionnée, se souvient-il, est qu’à Berlin, tous les enseignants étaient jeunes... Il fallait venir ici pour réaliser à quel point la force de travail a vieilli en Hongrie. »

Les enseignants sont âgés en Hongrie, parce que nombre des plus jeunes sont partis, notamment vers l’Allemagne. Sur la période 2013-2017, la Hongrie a « perdu » 62 000 jeunes de 20 à 34 ans dans ses échanges de population à l’intérieur de l’Union européenne. Dans le même temps, l’Allemagne en a gagné 492 000, constate une étude de l’institut Bruegel (1).

De la Pologne et de l’Espagne...

C’est l’autre migration qui menace l’Europe. Pas la migration des Syriens, des Afghans ou des Ethiopiens qui domine le débat politique depuis des années. Non, une migration interne à l’Europe, un mouvement silencieux qui voit les jeunes diplômés des pays du Sud et de l’Est de l’Union partir faire leur vie dans les pays de l’Ouest et du Nord.

La liberté de mouvement est certes une conquête de l’Union européenne, qui offre à chacun le droit de choisir où étudier et travailler. Mais où est la liberté, quand la migration devient une nécessité pour les personnes ? Et où est la conquête partagée, quand cette migration fonctionne à sens unique ? « Ces jeunes représentent une perte pour les pays d’origine, qui ont dépensé de l’argent public pour leur éducation et leur formation. Et ils sont un gain pour les pays d’accueil, où ils paient des cotisations sociales et des impôts, et comblent les pénuries du marché du travail », analyse l’Institut Bruegel.

Les perdants sont d’abord à l’Est. Les anciens pays communistes, dont les économies ont durement souffert dans le changement de système, ont vu leur jeunesse partir à l’Ouest dès la chute du Mur de Berlin. Mais la saignée ne s’est plus arrêtée. La Pologne a encore perdu 268 000 jeunes de 20 à 34 ans sur la période 2013-2017. La Lituanie en a perdu 85 000 sur la même période, alors qu’elle enregistre à peine 30 000 naissances par an.

Les perdants sont ensuite au Sud. L’éclatement en 2010 de la crise de l’euro a marqué une rupture pour ces pays qui, depuis leur entrée dans l’Europe, étaient parvenus à inverser les flux migratoires. L’Espagne a ainsi perdu 136 000 jeunes de 2013 à 2017. En Grèce, où ces statistiques par âges ne sont pas disponibles, le solde migratoire total a été négatif de 183 000 sur la période.

La situation économique de l’Europe a beau s’améliorer, le flux ne tarit pas, toujours plus important en provenance de l’Est que du Sud. Et les retours sont rares, souvent synonymes d’échec : le profil-type du migrant de retour en Europe centrale est « un homme de moins de 45 ans, titulaire d’un diplôme de niveau universitaire, mais qui occupait un emploi peu qualifié », résume une autre étude de Bruegel (2).

Vers l’Allemagne et le Royaume-Uni...

Les gagnants de l’autre migration, ce sont les riches pays du Nord de l’Union. L’Allemagne, mais aussi le Benelux, la Suède, ou encore l’Autriche : ce pays accueille plus de 360 000 citoyens d’Europe centrale, pour une population inférieure à neuf millions d’habitants. Tous ces pays ont en commun d’avoir également une balance des paiements positive. En clair, ils gagnent sur tous les tableaux – humain et financier.

Le Royaume-Uni, comme toujours, occupe une place particulière. Il avait ouvert son marché du travail dès le premier jour de l’élargissement, le 1er mai 2004. Seul État à le faire avec l’Irlande et la Suède, quand la France maintenait des restrictions jusqu’en 2008. Il est ainsi aujourd’hui, avec l’Allemagne, le premier bénéficiaire des migrations venues de l’Est : 1,74 million de citoyens d’Europe centrale vivent au Royaume-Uni, dont 930 000 Polonais (chiffres de 2016). Cette réalité a sans doute facilité la campagne du Brexit et sa promesse de « reprendre le contrôle sur l’immigration », qui ciblait pourtant les migrants venus d’Afrique et du Moyen-Orient.

La France à part

La France est également à part. Sur les dernières années, le solde de ses échanges migratoires au sien de l’Union est négatif. La situation de son marché de l’emploi, bien moins bonne que celle du Royaume-Uni ou de l’Allemagne, joue à l’évidence un rôle. Sur une période plus longue, elle est pourtant le premier pays de destination des Espagnols et des Portugais. Mais la relation avec l’Est fait sa différence : elle accueille seulement 210 000 citoyens d’Europe centrale, moins que l’Irlande ou l’Autriche, dix fois moins que l’Allemagne (chiffres de 2016). Comme si la réticence de ses gouvernements face à l’élargissement (absolument pas partagée par ses entreprises) avait construit pour longtemps une sorte de mur imaginaire.

La France a une autre différence avec les autres pays riches de l’Union, contribuant à expliquer sa moindre ouverture aux migrants : sa démographie, qui reste dynamique. Car les migrations internes à l’Europe s’effectuent sur fond de crise démographique quasi générale. Cette crise sévit en Allemagne, où l’on compte chaque année 150 000 à 200 000 naissances de moins que de décès, ce qui justifie l’ouverture des portes aux migrants.

Mais la crise démographique frappe également  les pays d’origine de ces migrants. La population a commencé de diminuer en Espagne, elle a chuté de 5% en Grèce en moins de dix ans, la Pologne suit le mouvement avec une récente mais forte baisse de la natalité, la Hongrie est tombée sous la barre des dix millions... Pour le dire brutalement, l’Européen devient un produit rare, donc cher, logiquement accaparé par les pays les plus riches au détriment des plus pauvres.

« Anxiété démographique »

Cette crise nourrit une forme « d’anxiété démographique », selon l’expression du politologue bulgare Ivan Krastev. « La démographie est en passe de devenir une question cruciale », expliquait-il récemment au Monde. « Quand on interroge les gens pour savoir s’ils sont plus préoccupés par l’arrivée des migrants (d’Afrique ou du Moyen-Orient) ou par le départ de leurs propres nationaux vers l’Ouest, une écrasante majorité, sauf en République tchèque, s’inquiète d’abord de cette hémorragie des jeunes et des diplômés vers les pays riches de l’Ouest et du Nord de l’Europe ».

Le constat vaut également au Sud, ajoutait Ivan Krastev. En Espagne, la récente campagne des élections législatives a été dominée par les reportages sur « La Espana vacia », titre d’un livre de Sergio del Molino décrivant le dépeuplement accéléré de la majeure partie du territoire du pays.

La question des migrants domine le débat européen depuis 2015 et la brusque montée des flux venus du Moyen-Orient puis d’Afrique. Elle a contribué à redessiner le paysage politique européen, creusant et dramatisant les clivages sur les questions de frontières et d’identité. Il est urgent de réaliser qu’une autre migration existe : elle est interne à l’Europe, pour beaucoup de ces migrants moins synonyme de liberté que de contrainte, et donc pas moins lourde de conflits.

1. « Promoting sustainable and inclusive growth and convergence in the European Union”, Maria Demertzis, André Sapir et Guntram Wolff. Bruegel, 2019.

2. « People on the move. Migration and mobility in the European Union », Uuriintuya Batsaikhan, Zsolt Darvas et Inês Gonçalves Raposo. Bruegel, 2018.