Dans le monde d'après, une vie sans contact? edit
Nous le sentons, nous le disons tous : vivre à distance les uns des autres nous assèche, nous épuise. Pour qualifier cette vie sans contact, les premiers mots qui nous viennent à l’esprit sont « solitude », « tristesse », difficulté ». En grande majorité des termes négatifs, loin devant des notions plus positives telles « praticité » ou « facilité », selon une étude de l’Observatoire Cetelem (1). Cette lassitude ne suscite cependant aucune révolte : 80% des Européens sont résignés à accepter comme « probable » une société où les pratiques sans contact occuperont de plus en plus de place.
Nos usages du numérique en témoignent. Le confinement a naturellement augmenté le temps quotidien passé sur Internet. Il atteignait en moyenne trois heures et 11 minutes début avril, en hausse de +42% par rapport à la même période avant la crise. Mais la hausse a perduré hors confinement, s’établissant à +15% sur l’ensemble de l’année. Comme le souligne Médiamétrie, qui compile ces chiffres : « Certaines activités en ligne nées ou qui se sont renforcées pendant les périodes de confinement ont perduré et semblent s’ancrer progressivement dans la vie des Français » (2).
2020 restera ainsi l’année de la « digitalisation de notre quotidien », confiné ou non.
Cette numérisation de nos habitudes a généré une grande lassitude. Mais elle a également fait découvrir à beaucoup de néophytes le caractère éminemment pratique, efficace, du numérique. Les Européens apprécient désormais le sans contact pour faire leurs courses (73%), travailler (57%), apprendre (51%) et se soigner (43%). La vie sans contact, c’est la vie sans friction, la vie facile.
Nous le savons, cet engouement est fortement conditionné. Les plateformes développent des stratégies très élaborées afin de capter notre attention, intensifier nos usages - et remplir leurs caisses : une année sans contact, cela produit 15,2 milliards de dollars de bénéfices pour Google (+50%) et 11,2 milliards pour Facebook (+53%).
Dès le début de la crise et les premiers confinements, les plateformes ont flairé l’opportunité historique d’un grand bond en avant numérique. Dès le 27 mars 2020, l’ancien PDG de Google Eric Schmidt plaidait dans le Wall Street Journal en faveur « d’une économie et d’un système éducatif futurs fondés sur le télé-tout, nécessitant une population complètement connectée et des réseaux ultra-rapides » (3).
« Productivité, flexibilité »
Nous y sommes, en France aussi. Le télétravail a fait l’objet fin novembre d’un accord entre partenaires sociaux qui promeut l’objectif de sa « mise en place élargie », au-delà de sa pratique contrainte durant la pandémie. L’accord se fonde sur un « diagnostic paritaire » énonçant les avantages du télétravail : « augmentation de la productivité, plus grande flexibilité et autonomie dans l’organisation ». La crise, commente Bruno Mettling, président de Topics RH, « a permis de dépasser une résistance latine au télétravail associé à des télévacances » (4).
Déjà, les grandes entreprises planifient de nouveaux sièges plus petits (donc moins chers), où les employés ne passeront que quelques jours par semaine. Le travail sera « hybride », avec contact et sans contact, en présence et à distance, selon les besoins – mais qui maitrisera les paramètres du dosage ?
Tous les domaines du monde du travail sont ainsi peu à peu numérisés, ou plutôt « hybridés ». Les DRH développent des méthodes de recrutement sur écran, ne ménageant une rencontre physique qu’à la toute dernière étape. Les salariés eux-mêmes sont appelés à dépenser en ligne leur compte personnel formation (CPF), à faire des bilans de compétence ou à se former seuls chez eux ou au bureau – c’est « efficace, flexible, sur mesure », vantent l’un de ces sites.
Le télé-tout rêvé par Google gagne également la médecine. Dès avant la crise, un pan important du plan « Ma Santé 2022 » était dévolu à l’investissement dans le numérique, avec une enveloppe de 500 millions d’euros. Puis le confinement a imposé ses contraintes. Il a entrainé une augmentation de 43% de la fréquentation des sites d’achat à distance de médicaments. Et il a accéléré une « démocratisation de la téléconsultation », se réjouit le fondateur de Doctolib Stanislas Niox-Château, qui annonce huit millions de téléconsultations (5).
Là est notre avenir, a repris le président de la République dans un récent discours sur la réforme de l’Etat : « Beaucoup de choses qu’on pensait impossibles avant la crise se sont révélées des formidables leviers ». Ainsi justement de la téléconsultation, dont il fait la solution aux déserts médicaux.
La médecine sans contact, pourquoi pas ? Nous avons tous vécu ces visites chez un médecin généraliste passant davantage de temps à entrer nos données dans son ordinateur qu’à nous écouter, nous observer, nous palper… Dès lors, à quoi bon se déplacer ? Grâce à Google, vous pouvez déjà mesurer sur smartphone votre pouls et votre fréquence respiratoire, transmis aussitôt au médecin. Demain, n’en doutons pas, un docteur Knock numérique nous demandera sur écran : « ça vous gratouille ou ça vous chatouille ? »
Schizophrénie à l’école
Le télé-tout investit enfin l’éducation. L’accueil apparaît quelque peu schizophrénique, à suivre les contradictions du ministre de l’Education : Jean-Michel Blanquer vante d’un côté les avantages du numérique, mais de l’autre bataille pour maintenir ouverts les établissements d’enseignement. « La période nous a permis d’accélérer notre transformation numérique », se réjouit-il un jour. Et le lendemain, il retweete des parents californiens chantant avec leurs enfants, sur l’air de « The Wall » de Pink Floyd : « We hate online education… Hey people, bring us back to school ! » (6)
La contradiction se résoudra dans l’hybride. Elle entrainera les investissements souhaités par le fondateur de Google, puisque la crise a démontré, selon le ministre, que « nos serveurs numériques manquaient de puissance ». Elle permettra dans le même temps des gains de personnel et de locaux.
Et peu importe que la Cour des comptes ait dans un nouveau rapport critiqué une course en avant numérique sans réflexion pédagogique… « Il y a un véritable enjeu de souveraineté à développer notre filière française » dans l’éducation numérisée, explique un entrepreneur du secteur, si la France ne veut pas « être submergé par des outils américains ou chinois » - soit très exactement l’argument patriotique d’Eric Schmidt afin d’inciter les Etats-Unis à investir dans le télé-tout (7).
Et les rapports sur ces élèves et étudiants perdus de vue dans le distanciel, confiés aux psychologues pour renouer contact avec eux-mêmes ? « Je ne crois pas que le distanciel soit la cause du décrochage », a tranché la ministre de l’Enseignement supérieur.
L’humain en option
Le numérique ne condamne certes pas l’humain. La téléconsultation ménage davantage de temps aux médecins pour s’occuper des patients qui en ont vraiment besoin, plaide le fondateur de Doctolib... L’argument du gain de temps utile vaut pour tous les domaines du numérique, et ses partisans n’oublient jamais de le citer – il est tellement plus présentable que l’argument du gain budgétaire. Mais comment espérer sauvegarder notre besoin d’humanité face à la puissance de conviction des Google et autres Facebook, face aux soucis budgétaires des Etats et à l’attrait de chacun d’entre nous pour une vie facile, sans friction ? La logique du télé-tout est une logique d’efficacité et de simplicité, qui tend bien à reléguer la relation humaine incarnée au rang de simple option.
« Rien ne semble donc entraver le développement de la vie sans contact », conclut l’étude Cetelem citée en ouverture. Le monde d’après ressemblera au monde pendant le Covid, un monde de distanciation. Quoique… L’étude souligne aussi les inquiétudes des sondés : ils souhaiteraient que cette vie sans contact « se teinte d’une coloration humaine qui lui fait actuellement défaut ».
Comme si perçait déjà une nostalgie de la rencontre, de la présence physique de nos congénères. L’étymon latin de présence, « praesens », « renvoie à l’idée d’être en avant », souligne la philosophe Claire Marin. « La présence est par nature dynamique, elle est mouvement vers l’autre (…). La distance du virtuel n’est pas seulement géographique, elle est aussi psychologique » (8).
Ce besoin de présence nous amènera-t-il, par compensation, à sauvegarder et chérir encore davantage les relations incarnées, en face à face ? On peut le souhaiter, et en douter. La logique du numérique, portée par ce smartphone qui ne nous quitte plus, est l’effacement des frontières entre les espaces professionnels ou publics (le travail, l’enseignement, les soins…) et l’espace privé, intime. Elle tend à diffuser les pratiques d’un domaine à l’autre, à numériser les relations privées après les publiques.
Ainsi par exemple des relations amoureuses. Une majorité des Européens sondés par l’Observatoire Cetelem estime que l’évolution vers une vie sans contact est négative pour les relations amoureuses (56%, le plus négatif des items). Mais les mêmes sont de plus en plus nombreux à nouer le premier contact sur Tinder, et à confier au smartphone les conversations préliminaires, ce frottement des mots qui prélude à celui des corps. Après seulement intervient la rencontre en face à face, comme la conclusion du contrat préparé en ligne – ou la dernière étape d’un recrutement en ligne.
Il monte comme une résignation devant la numérisation de la vie, de toute notre vie. Elle s’exprime dans deux autres réponses de l’enquête : 53% estiment « souhaitable » que la société fasse de plus en plus de place aux pratiques sans contact ; mais 80% le jugent « probable »…
Il faut s’y résoudre, le déploiement du numérique et du télé-tout génère « une nouvelle manière d’être humain » (9). Et Michel Houellebecq pourrait bien avoir raison, qui décelait très tôt dans le confinement du Covid « une magnifique raison d’être à cette tendance lourde : une certaine obsolescence qui semble frapper les relations humaines ». Nous le vérifierons très vite : dans le monde d’après, après des mois de « namasté » souriant mais distant, retrouverons-nous l’opportunité et l’envie de nous serrer la main, de nous faire la bise ?
(1) « Le sans contact prend la main sur nos vies », Observatoire Cetelem, mars 2021.
(2) « L’année Internet 2020 », Médiamétrie, février 2021.
(3) Naomi Klein, « How big tech plans to profit from the pandemic », The Guardian, 13 mai 2020
(4) L’Opinion, 8 avril 2021.
(5) Quotidiens régionaux du groupe Ebra, 24 février 2021.
(6) La vidéo (très réussie) à voir ici : https://www.youtube.com/watch?v=NkH5lVgM7IA
(7) Le Figaro, 29 mars 2021. En 2019, la Cour des comptes constatait que « la transformation pédagogique n’a pas été au cœur de la conduite de cette nouvelle politique » de déploiement du numérique dans l’éducation nationale, et pointait un grand gagnant, Microsoft.
(8) Le Monde, 26 décembre 2020. Voir aussi Francis Brochet, Eloge de la conversation au temps du smartphone, Editions Kiwi, 2020.
(9) Nicolas Nova, Smartphones. Une enquête anthropologique, MétisPresses, 2020.
Did you enjoy this article?
Soutenez Telos en faisant un don
(for which you can get a tax write-off)