Perfect storm (2) edit
Le 7 octobre 2023, le Hamas lance ses hommes à l’assaut des communautés israéliennes du Néguev occidental, inflige à Israël le coup le plus terrible de son histoire, et au peuple juif le plus monstrueux pogrom depuis la Shoah. C’est un événement inédit, et d’abord par son ampleur : plus de 1500 victimes, dont 1200 civils, et 251 otages, on n’a jamais connu cela. On n’a jamais vu non plus une opération terroriste de cette envergure. Le Hamas a envoyé une troupe de plus de 2000 hommes : 1500 à 1600 combattants, auxquels se sont joints plusieurs centaines de civils qui ont participé aux massacres et aux pillages, soit une véritable petite armée. On a saisi des documents étonnants, distribués aux unités du Hamas et comportant des instructions précises, à savoir tuer le plus de juifs possibles et ramener des otages. Des plans détaillés, aussi, des communautés et des habitations attaquées – un effet pervers de l’accueil de milliers de travailleurs palestiniens en provenance de Gaza, dont certains ont servi d’espions.
On comprend que le monde ait été frappé de stupeur, car le monde non plus n’avait jamais vu une opération terroriste de cette envergure. On a comparé cet assaut avec le 11 septembre – mais, ramené à la taille de la population, c’est quinze 11-Septembre. On l’a comparé avec le Bataclan – mais c’est seize Bataclan. « Nous sommes tous Américains », proclamait l’éditorial de Jean-Marie Colombani dans Le Monde au lendemain du 11 septembre. Évidemment, nul n’a signé d’éditorial proclamant « Nous sommes tous Israéliens ». Mais enfin, ceux qui avaient des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, ont compris qu’il se passait quelque chose d’exceptionnel, et ont réagi en conséquence. Les Israéliens ont donc bénéficié, d’emblée, au moins en Occident, de la compréhension et de la sympathie des gouvernements et des opinions publiques. Excepté les milieux islamistes et des poches d’extrême-gauche, la réaction a été dans l’ensemble à la mesure de ce qu’ils vivaient.
Autre élément important, et qui a, lui aussi, constitué un tournant : cela s’est passé sur le territoire souverain d’Israël, dans un pays conçu précisément pour que de tels événements ne puissent plus advenir. On a évoqué la « défaillance » de Kippour, mais la guerre du Kippour de 1973 était une guerre classique, un affrontement entre armées étatiques, et aucun civil n’a été massacré ; c’était une affaire de militaires. Cette fois, ce sont des civils qui ont payé le prix. Bref, quel que soit l’angle sous lequel on l’aborde, il s’agit d’une effroyable et radicale nouveauté.
Enfin, ce qui a aussi stupéfié les Israéliens, c’est l’impéritie de leur armée. Il était admis qu’Israël disposait de l’armée la plus puissante de la région, que ses services de renseignements comptaient parmi les meilleurs au monde, et qu’il s’était doté sur sa frontière avec la bande de Gaza d’une formidable barrière protectrice munie de senseurs ultrasensibles. Certes. Mais une armée n’est efficace que si se tient est sur ses gardes, les renseignements ne valent que s’ils sont correctement interprétés, et l’histoire militaire fourmille de barrages infranchissables qui ont pourtant été franchis. Or l’armée a failli, les services de sécurité ont failli et « l’armée du peuple », la vache sacrée de la nation, s’est montrée incapable d’honorer le contrat moral qui la liait à cette nation.
Que s’est-il donc passé ? On ne sait pas encore tout, mais on a déjà des éléments de réponse. D’abord, ce que les Grecs appelaient l’hubris, en l’occurrence, la confiance aveugle dans la supériorité militaire et technologique d’Israël. On a oublié que toute puissance est relative. C’est la grande leçon de Thomas Hobbes dans son Léviathan (1651) : dans l’état de nature, qui est largement celui de la région, nul n’est trop faible pour n’être point capable de tuer le plus fort. Ainsi, on a investi des milliards dans la clôture de séparation avec Gaza, et, convaincus qu’on était désormais protégé, on a négligé les signaux d’alarme. On a méprisé l’adversaire, qui s’est avéré capable de monter une opération complexe, de la préparer une année durant et de la garder secrète jusqu’au bout. Enfin, à l’exception de troupes éparses se prélassant (c’était jour de fête) dans des camps mal gardés, l’armée israélienne n’était simplement pas là. Résultat : pendant des heures, le Hamas a pu agir pratiquement en toute liberté, ayant préalablement détruit les caméras de surveillance de la clôture, et ne trouvant en face de lui que les unités de protection des communautés prises d’assaut, composées de civils sommairement armés, ainsi que des réservistes accourus, avec leur arme personnelle, à l’appel désespéré des assiégés.
Ensuite, la conviction largement répandue que les Palestiniens ont disparu des radars du monde en général et du monde arabo-musulman en particulier. Netanyahou, croyait-on, était en train de gagner son pari : apaiser les relations de l’État juif avec les Arabes, tout en mettant le problème palestinien sous le boisseau. Les Accords d’Abraham de septembre-décembre 2020 avec les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Soudan et le Maroc, étaient censés en constituer la preuve, tout comme le processus de normalisation en cours avec l’Arabie saoudite. Ceux qui rappelaient que le peuple palestinien était toujours là, que le feu couvait sous la cendre et qu’un jour il allait s’embraser, s’attiraient les regards apitoyés des gens sérieux. À la question de savoir où était l’armée le 7 octobre, la réponse est qu’elle était en Cisjordanie, occupée à défendre les colonies. Et que l’armée de défense d’Israël est devenue, au fil des ans, une force de police dans les Territoires occupés.
Enfin, la conception selon laquelle le Hamas, loin d’être une menace, était plutôt un atout pour Israël. C’était le cœur de la stratégie palestinienne de Binyamin Netanyahou. Un coup d’œil sur la fiche signalétique du Hamas suffit à montrer l’inanité de cette politique.
Le Mouvement de résistance islamique a été fondé par un prédicateur, cheikh Ahmed Yassin, dans la foulée de la première intifada de 1987. C’est une branche des Frères musulmans, ce mouvement fondamentaliste créé en Égypte en 1928 et qui a essaimé depuis à travers le mode sunnite. Axé à l’origine sur le prêche, l’éducation et la bienfaisance, il a rapidement muté et s’est donné des structures quasi militaires. Au début, Israël l’a regardé d’un œil plutôt bienveillant, en se disant, comme l’armée française en Algérie, qu’il valait mieux les religieux que les nationalistes : on les contrôle mieux, ils s’occupent de leurs œuvres de bienfaisance et de leurs mosquées… Avant de se rendre compte que ce n’était pas du tout le cas. En effet, le Hamas a rapidement évolué en un mouvement politique et militaire et s’est doté d’une charte. Un document d’un antisémitisme délirant, où les juifs sont accusés de tout ce qui est arrivé de mal dans l’histoire de l’humanité, Révolution française comprise ! Mais ce qu’il faut surtout retenir de cette charte, et qui reste valable malgré une tentative de maquillage à la fin des années 1990, c’est un principe fondamental : la terre de Palestine est un waqf, c’est-à-dire un bien religieux musulman inaliénable. Aussi bien, la présence des juifs sur cette terre est illégitime, et il faut donc la débarrasser de toute présence juive quelle qu’elle soit, et à plus forte raison de cette aberration qu’est un État juif. De manière significative, dans les proclamations du Hamas, les habitants des kibboutzim frontaliers sont appelés « colons ». Tout juif habitant sur cette terre, où qu’il soit, est un colon, c’est-à-dire une cible militaire légitime, puisque les militaires le sont par définition et que ceux qui ne sont pas militaires l’ont été ou le seront : nous sommes tous, hommes, femmes, enfants et nourrissons, logés à la même enseigne. Comme on l’a vu plus haut, l’idéologie du Hamas n’est pas une affaire nationale ; c’est un credo éradicateur. C’est la différence entre le Hamas et l’OLP, qui était et reste un mouvement national, et avec lequel on peut, à la longue, aboutir à un compromis. Mais il n’y a pas de compromis possible avec le Hamas : on ne transige pas sur un bien appartenant à Dieu et que ses fidèles ont reçu en héritage. L’extrême-droite religieuse en Israël ne dit pas autre chose.
En 2005, le Premier ministre à l’époque, Ariel Sharon, décide de vider la bande de Gaza de toute présence israélienne, militaire et civile. Il le fait unilatéralement, sans coordonner le retrait avec une Autorité palestinienne qu’il méprise et dont il se méfie. Que vont faire les Palestiniens de cette bande de terre ? Ils peuvent, en principe, y développer des structures étatiques et économiques et en faire une espèce de vitrine de l’État palestinien à venir. Ce n’est pas ce qui se passe. Les deux frères ennemis, le Hamas et l’Autorité palestinienne, se disputent le bout de territoire. En 2006, il y a des élections municipales et législatives, que le Fatah, le parti dominant de l’AP, perd ; mais le Hamas veut les pleins pouvoirs. Il les aura au bout d’une brève mais violente guerre civile qui se termine par l’expulsion du Fatah. Aussitôt, Gaza se transforme en rampe de lancement de roquettes contre Israël. C’est à ce moment-là qu’Israël, imité par l’Égypte, impose un véritable blocus, et que s’enclenche une série ininterrompue d’attaques du Hamas et de ripostes israéliennes. Une sorte d’équilibre de la terreur s’installe ainsi, où les deux parties trouvent leur compte. Le Hamas émerge comme le seul « mouvement de résistance » efficace ; n’a-t-il pas réussi par la force là où l’Autorité palestinienne a échoué par la négociation ? Israël, lui, compte sur le Hamas, qu’il veut assez faible pour ne pas trop le mettre en danger et assez fort pour qu’il se maintienne au pouvoir, pour faire pièce à l’Autorité palestinienne. La logique est simple. En maintenant séparées les deux entités palestiniennes, Gaza et Ramallah, et en ménageant le Hamas au détriment de l’Autorité, on écarte toute possibilité d’un État palestinien. Avec qui négocier ? Avec l’Autorité palestinienne qui ne représente qu’une moitié de son peuple ? Avec le Hamas, qui entend détruire Israël ? Netanyahou l’a dit très clairement à plusieurs reprises : ceux qui veulent empêcher la création d’un État palestinien doivent donner de l’argent au Hamas. Et en effet, les deux tiers du budget du Hamas, à savoir l’argent qatari et celui de l’Autorité palestinienne, transitent par des comptes bancaires qui opèrent avec l’assentiment d’Israël (seul échappe à la surveillance d’Israël le tiers qu’assure au mouvement islamiste les taxes qu’il impose à la population). On a maintenu cette politique autant qu’on a pu, en dosant autant qu’on a pu l’action militaire, et en ne prenant jamais la décision d’« en finir avec le Hamas ». En finir avec le Hamas, cela supposait de faire quelque chose de significatif avec l’Autorité palestinienne. Or, c’est précisément ce dont on ne voulait pas entendre parler. C’est cette politique qui a conduit à la tragédie du 7 octobre. Netanyahou le savait depuis longtemps : le Hamas est un voisin avec lequel Israël ne pouvait pas coexister à la longue. Mais, malgré ses proclamations martiales, il a choisi en toute connaissance de cause de ne rien faire.
Cela dit, l’attitude des Israéliens membres du camp de la paix n’était pas non plus exempte d’ambiguïté. Il y avait en gros deux écoles. L’une assurait qu’il fallait « parler avec le Hamas ». L’organisation, disait-on, avait montré qu’elle pouvait faire preuve d’un certain pragmatisme et elle était susceptible d’évoluer, tout comme l’avait fait l’OLP. L’autre considérait qu’il était illusoire de chercher à parler avec le Hamas. Étant ce qu’il est, il ne pouvait pas plus changer que nos propres fondamentalistes. Détruire Israël a toujours été et reste sa raison d’être. Les événements ont prouvé que, malheureusement, c’est cette école qui avait raison.
Au moment où j’écris ces lignes (mi-juillet), alors que la guerre de Gaza est entrée dans son dixième mois, la fin n’est toujours pas en vue. Une armée qui a toujours défait en une poignée de jours des coalitions puissantes est incapable de venir à bout d’une milice terroriste. Le constat est brutal : Israël est en train de perdre cette guerre. Il suffit pour s’en convaincre de mesurer les résultats à l’aune des objectifs. Il s’agissait de détruire le Hamas, de récupérer les otages et de permettre aux dizaines de milliers d’évacués des localités martyrisées de l’« enveloppe de Gaza » de rentrer chez eux. Aucun n’a été atteint. La « victoire totale » que ne cesse de promettre le premier ministre est illusoire – « de la poudre aux yeux de l’opinion », a osé dire à la télévision publique le porte-parole de l’armée. En effet, détruire le Hamas n’est possible que si l’on met en place une solution de remplacement réaliste, qui ne saurait être que l’Autorité palestinienne soutenue par une coalition arabe avec la coopération américaine et européenne. Or c’est précisément ce dont Binyamin Netanyahou et sa coalition de jusqu’au-boutistes messianiques ne veulent pas entendre parler.
Est-ce à dire que, si Israël a perdu la guerre, le Hamas est en train de la gagner ? Rappelons cette loi d’airain des conflits asymétriques : il suffit au fort de ne pas avoir annihiler l’adversaire pour perdre, au faible de ne pas disparaître pour gagner. En vertu de cette règle, oui, le Hamas est en train de gagner la guerre. Dans le nord et le centre du territoire, là où Tsahal est censé l’avoir éliminé, des escouades terroristes émergent toujours des tunnels pour harceler ses forces, les sirènes retentissent encore dans les localités israéliennes frontalières, et il maintient un semblant de gouvernance partout où l’armée s’est retirée.
Dépourvue de logique militaire, la poursuite de la guerre a sa logique politique. La composante messianique de la coalition au pouvoir veut la guerre à outrance. Elle est la seule à savoir ce qu’elle veut, et le fait savoir : réoccuper la bande de Gaza et y renouveler la colonisation. Voilà pourquoi elle ne veut pas d’un accord sur les otages, lequel mettrait fin aux opérations militaires et sonnerait le glas de ses ambitions. En Cisjordanie, elle multiplie les violences contre les Palestiniens afin de les pousser hors de leurs terres et provoquer à terme une troisième et dernière Intifada dont l’écrasement viderait le territoire de leur présence et en permettrait enfin l’annexion. Ce ne sont pas là des hypothèses d’observateurs mal disposés à son égard ; c’est un programme politique ouvertement affiché. À cet effet, un vaste plan en trois points est en train de se matérialiser sous nos yeux sous la férule de Bezalel Smotrich, ministre en charge de la Cisjordanie : légalisation des colonies sauvages ; requalification de vastes morceaux de territoire en « terres domaniales » sujettes à colonisation ; construction accélérée d’implantations nouvelles, souvent, mais pas toujours, masquées en quartiers neufs de colonies existantes.
Netanyahou, qui, on l’a vu, dépend de ces partis pour sa survie politique, laisse faire. Les Américains s’énervent, mais pour l’heure ils ne vont pas au-delà d’admonestations et de gestes symboliques, pour l’essentiel des sanctions imposées aux colons coupables de violences particulièrement graves à l’encontre de la population palestinienne. Il en faudrait évidemment bien davantage pour faire pencher la balance de la peur en leur faveur. Tant que Netanyahou estimera qu’il a plus à perdre en confrontant le parti des colons que l’administration Biden, il continuera de naviguer à vue en gardant le cap de sa coalition, et en essayant de survivre jusqu’en novembre prochain, lorsque l’élection présidentielle aux États-Unis, espère-t-il, ramènera Donald Trump à la Maison Blanche.
Alors comment sort-on de l’œil du cyclone ? En arrêtant la guerre de Gaza. Car tous les fronts que nous énumérions tantôt y trouvent leur origine immédiate et leur éventuelle solution. Le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a déclaré à plusieurs reprises qu’il déposerait les armes dès l’annonce d’un cessez-le-feu là-bas. La cessation des hostilités de part et d’autre de la Ligne bleue devrait ouvrir la voie à un règlement du contentieux frontalier avec le Liban et à la mise en œuvre de la résolution 1701 du Conseil de sécurité adoptée dans la foulée de la deuxième guerre israélo-libanaise de 2006. Le prétexte des Houthis pour harceler la navigation en mer Rouge est aussi la guerre de Gaza, de même que celui des milices terroristes de Syrie et d’Irak. Et, outre calmer tous ces foyers de tension, la fin de la plus longue guerre de l’histoire d’Israël donnerait aussi un coup d’arrêt à l’érosion de ses positions internationales.
Arrêter la guerre à Gaza serait donc une affaire de bon sens, militaire, humanitaire et diplomatique. La campagne de Rafah, le dernier bastion du Hamas dans le territoire, est sur le point de s’achever. Les généraux veulent savoir, et ils le proclament désormais publiquement, ce qu’ils sont censés faire le lendemain. Netanyahou se garde bien de le leur dire. Un cessez-le-feu à Gaza est aussi le seul moyen de sauver la cinquantaine d’otages encore en vie sur les cent-vingt qui croupissent toujours dans les tunnels du Hamas, et de permettre le retour des dizaines de milliers de réfugiés dans leurs communautés ravagées du Néguev et de Galilée.
Un cessez-le-feu à Gaza permettrait enfin une normalisation rapide des relations d’Israël avec l’Arabie saoudite, qui ne demande pas mieux, et, à terme, ouvrirait la perspective véritablement révolutionnaire dessinée par Joe Biden d’une vaste alliance régionale anti-iranienne sous l’égide de Washington. Cette alliance suppose naturellement l’amorce d’un processus diplomatique renouvelé entre Israël et l’Autorité palestinienne « revitalisée » que le président américain appelait naguère de ces vœux.
Peut-être, après tout, la vision de ce « nouveau Proche-Orient » que nous faisait miroiter en son temps Shimon Peres n’est-elle pas si absurdement optimiste que cela. Mais elle restera à l’état de mirage tant que Binyamin Netanyahou et ses amis s’accrocheront au pouvoir à Jérusalem.
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