Mark Lilla et la politique identitaire edit

5 novembre 2018

Dans sa préface à l’édition française de son livre La Gauche identitaire (Stock, 2018), Mark Lilla, professeur à l’université Columbia de New-York et bon connaisseur de la vie politique française, souligne que depuis trente ans, on a vu apparaître et se développer une gauche identitaire dont les objectifs sont très différents de ceux de l’extrême-droite mais qui partage avec celle-ci une suspicion envers la citoyenneté républicaine et par ses prises de position aide involontairement cette droite populiste à s’imposer dans l’opinion.

L’ouvrage de Mark Lilla a fait l’objet d’une vive controverse quand il a été publié aux États-Unis dans la mesure où il remettait en cause la ligne suivie depuis plusieurs décennies par le parti Démocrate et fournissait une explication crédible mais dérangeante de la victoire de Donald Trump. Cet essai est certes avant tout un message adressé à la gauche américaine, que l’auteur appelle à se réformer en profondeur si elle veut reconquérir durablement le pouvoir. Mais il peut aussi alimenter la réflexion en France sur l’évolution des courants populistes et le programme des partis de gauche.

L’auteur revient sur presque un siècle d’histoire américaine en comparant l’ère Roosevelt et l’ère Reagan. Il montre que dans les deux cas, ces présidents ont su faire partager par l’opinion une vision globale, fondée sur des principes simples et nourrissant l’espoir dans un avenir meilleur pour tous. Le succès de leur démarche a été tel que leur influence s’est étendue sur plusieurs décennies mais, dans le cas de Reagan, l’élection de Trump en 2016 a marqué la fin de cette période. Cela peut offrir de nouvelles perspectives à la gauche démocrate, à condition qu’elle sache tirer parti du désarroi des Républicains et reconquérir un électorat qu’elle a laissé se réfugier dans l’abstention ou rallier la droite populiste incarnée par l’actuel président.

Le triomphe de l’individualisme et la crise de citoyenneté

Pour Mark Lilla, il faut rompre avec un individualisme exacerbé qui s’est incarné de manière différente chez les partisans de Reagan et dans l’opposition démocrate. Le reaganisme a prôné avec succès un rejet de l’État soupçonné de bloquer toutes les initiatives privées et de paralyser la vie économique. De son côté, la gauche démocrate a pratiqué une autre forme d’individualisme en encourageant la quête d’identité de ses militants surtout présents dans les universités et défendant une multitude de causes sans liens entre elles. De ce fait, les Démocrates, au lieu de promouvoir une politique cohérente, intéressant une majorité d’électeurs, se sont éparpillés. Ils ont milité pour des causes certes respectables en faveur notamment du respect des minorités raciales ou sexuelles mais dont aucune ne pouvait recueillir un soutien massif de la population, ce qui les a conduits à négliger les questions économiques et sociales et la visible dégradation du niveau de vie des classes moyennes.

Ainsi, la combinaison du déclin du reaganisme et de l’inadaptation des programmes démocrates a permis le triomphe de Trump. Celui-ci a aisément éliminé ses concurrents républicains dans les primaires en prenant la défense de populations blanches et modestes qui exprimaient leurs frustrations par le mouvement du Tea Party et il a vaincu Hillary Clinton en s’imposant dans les États industriels du Middle West frappés par une crise sans fin.

Le nécessaire renouvellement de la gauche américaine

Cette analyse des raisons du succès de Trump est partagée par la plupart des observateurs. Ce n’est pas la partie la plus originale de l’essai de Mark Lilla. Ce qui est plus novateur ce sont ses propositions pour l’avenir. Il insiste sur la nécessité de revenir au concept de citoyenneté, une notion qu’a reprise plus récemment Francis Fukuyama dans son livre Identity dont les analyses sont très proches de celles de Lilla. Pour ce dernier, il faut que le parti démocrate s’attache à rétablir le lien social entre les personnes, rappelle que les individus, quelles que soient leur couleur de peau ou leurs préférences sexuelles, sont avant tout des citoyens des Etats-Unis, et définisse un projet commun qui mobilise les électeurs et permette de tourner la page du trumpisme. Cela implique aussi une ouverture d’esprit, un nouveau regard sur le monde extérieur qui contraste avec le repli actuel des individus sur leurs spécificités ce qui les rend indifférents à toute action collective. Cela signifie aussi que les candidats du parti doivent faire preuve de tolérance à l’égard des opinions diverses de leurs électeurs, l’objectif étant de rassembler sur un nombre limité de projets communs et pas de diviser en insistant à tort sur une multitude de causes sectorielles même si celles-ci sont souvent respectables.

La démarche du professeur de Columbia est évidemment destinée à un public américain. Elle prend en compte un contexte très particulier. Il s’agit de l’essor, notamment sur les campus universitaires, de groupes défendant parfois de manière sectaire des minorités aussi actives qu’indifférentes à d’autres formes de revendication émises par d’autres groupuscules et qui ont commis l’erreur de recourir à l’arme judiciaire pour faire triompher leur point de vue au lieu de faire appel au suffrage universel. Or, comme le souligne l’auteur c’est le pouvoir politique qui est, en dernier ressort le plus légitime pour trancher.

Le cas français

Toutefois Mark Lilla estime que les Français devraient tirer les leçons de l’expérience américaine et réfléchir à la situation dans leur pays afin de mieux défendre la citoyenneté républicaine mise en cause à l’extrême droite comme à l’extrême gauche.

À ce propos, il évoque dans son introduction à l’édition française des comportements préoccupants : « À l’extrême gauche, de soi-disant indigènes racisés raillent les enfants de chœur républicains qui chantent la Marseillaise et ignorent le fait que la France reste un pays raciste, condamnant les sans-dents, les jeunes, et les musulmans en particulier à vivre dans des quartiers inhumains. »[1]

En opposant l’individu au citoyen Mark Lilla met donc le doigt sur un défi majeur que peine à relever la classe politique française et, pas uniquement la gauche : comment garantir le respect d’une laïcité conforme aux lois de la république et qui traite tous les citoyens sur un pied d’égalité dans une société de plus en plus hétérogène. La progression de l’islam, la crise des banlieues, les difficultés de l’Éducation nationale constituent des facteurs d’émiettement de la société et de conflits au sein même des formations politiques qui, de ce fait, deviennent inaudibles face à un électorat de plus en plus sceptique et dont une fraction ne respecte plus un minimum de valeurs communes.

Pour éviter que la France sombre dans la « démocratie populiste des démagogues » dont Mark Lilla agite la menace, il existe certainement des remèdes. Ceux-ci ne figurent évidemment pas dans cet essai mais les avertissements et les analyses du professeur de Columbia ne peuvent qu’enrichir un débat nécessaire dans notre pays.

 

[1] Mark Lilla, La Gauche identitaire, p.16