Le conformisme des protectionnistes edit

11 janvier 2007

La question du protectionnisme revient en force dans le débat public. Certains y voient un « protectionnisme électoral » qui « masque l'impuissance du politique » en matière d'emploi, pour reprendre les expressions de Patrick Artus, Elie Cohen et Jean Pisani-Ferry, ou Philippe Martin. D'autres au contraire, comme Emmanuel Todd, privilégient l'invective à la rigueur et prônent un nouveau protectionnisme européen, à partir d’un argumentaire linéaire : la société française devient inégalitaire parce qu'elle est ouverte à tous vents. Pour restaurer la cohésion sociale il faudrait donc rétablir les frontières entre grands ensembles régionaux, l'Union européenne constituant l'un de ces ensembles. Ces « écluses » permettraient de rendre les produits européens compétitifs, de relocaliser en Europe les emplois et d'échapper à la logique déflationniste de la mise en concurrence avec les masses de travailleurs chinois, indiens ou brésiliens.

Que de telles prescriptions soient en contradiction avec la vue dominante des économistes prouverait selon les nouveaux protectionnistes, que les théories mobilisées par les tenants du libre-échange sont inadéquates. Le libre-échange serait une idée du 19e siècle, associée à David Ricardo et aux avantages comparatifs : on ne prétendra quand même pas expliquer l’économie contemporaine ainsi ! D’ailleurs le prix Nobel Paul Samuelson lui-même n’a-t-il pas mangé son chapeau dans un article récent montrant que les Etats-Unis peuvent pâtir de l’intrusion de la Chine dans le commerce mondial ? Enfin, la profession s’appuierait pour justifier le libre-échange sur des chiffrages fondés sur les « hypothèses les plus anciennes et les plus invalidées de la science économique » (Jacques Sapir dans Libération). Cette approche « témoigne soit de l’ignorance, soit de la volonté de tenir un propos avant tout idéologique » (id.).

Un tel déchaînement d’adjectifs ne doit pas surprendre : il faut frapper fort, l’époque étant propice à la remise en cause du travail scientifique, qui se juge désormais à l’appréciation de ses résultats par le processus démocratique. Les Français sont majoritairement hostiles au libre-échange, donc la théorie économique sous-jacente est fausse. A ce rythme nous allons bientôt décider que les antibiotiques sont indispensables pour soigner la grippe.

Au-delà des effets de tribune, ce débat pose deux questions de fond méritant d’être examinées soigneusement. Dans chaque cas, on va voir que l’analyse économique est loin de la science du 19e siècle.

Première question, revenant de façon régulière dans le débat sur la mondialisation : quel est l’impact des échanges internationaux, et plus généralement de la mondialisation, sur l’emploi, en particulier l’emploi non qualifié ? Il s’agit de chiffrer la dégradation de la situation des non-qualifiés par rapport à celle des qualifiés, en raison des échanges avec les pays émergents. La réponse a ici évolué, d’un diagnostic voyant dans le progrès technique la cause essentielle de cette dégradation, à une vision plus nuancée dans laquelle les nouvelles formes d’organisation de la production mondiale, caractérisées par un fractionnement des chaînes de valeur ajoutée, jouent un rôle semblable à celui du progrès technique. La responsabilité de ce dernier reste cependant prédominante. Les nouveaux protectionnistes trouvent ici un point d’appui : on n’arrête pas le progrès technique, alors que la mondialisation peut être stoppée par une montée des nationalismes. Les problèmes du marché de l’emploi ne se résument toutefois pas aux effets de la mondialisation, loin s’en faut : confrontés à une même mondialisation, et à un même progrès technique, des pays similaires ont des performances très différentes en termes d’emploi. Cela dit, le consensus des spécialistes est surtout que les effets attendus sont localisés socialement et géographiquement, ce qui pose la question des politiques d’accompagnement des ajustements pour certaines catégories de salariés très peu adaptables et pour certaines régions périphériques.

Deuxième question, les pays émergents posent-ils des problèmes nouveaux aux pays riches ? Répondons d’emblée que l’émergence est une chance formidable : qui ne se féliciterait de la sortie de millions de Chinois de l’extrême pauvreté ? La contrepartie en est l’entrée sur le marché mondial d’une fraction importante de la population mondiale, celle à bas salaires. Toutefois, dans un contexte où les produits de consommation importés des pays émergents par la France sont en moyenne 2,2 fois moins chers que les produits français comparables, ces produits ne sont pas des concurrents directs et il faut se méfier d’une interprétation trop immédiate de telles différences de prix et de leur impact sur les salaires.

Acceptons une minute la critique protectionniste des théories économiques et de leurs applications. Les droits de douane européens sont consolidés à l’OMC : une remontée générale de ces droits n’est donc pas envisageable, même si des actions ponctuelles peuvent être envisagées. Le niveau des droits de douane à mettre en place, permettant d’annuler l’avantage compétitif des pays émergents, se calcule aisément à partir de l’écart de prix mentionné plus haut : 120%. Actuellement, le droit moyen appliqué par l’Union européenne sur les produits industriels est de… 0,8%. Il faudrait donc que l’Europe multiplie ses droits par un facteur 150 pour annuler l’avantage compétitif du Sud : n’y aurait-il pas des rétorsions ? Continuerait-on à vendre des Airbus, des usines de traitement des eaux, des centrales nucléaires ? Si la production était relocalisée, le serait-elle à Valenciennes ou Bordeaux, ou bien plutôt en République Tchèque ou en Roumanie ? Enfin le consommateur européen accepterait-il une telle hausse des prix ?

Ne nous trompons pas : la critique des travaux économiques est nécessaire et doit être encouragée. Encore doit elle être conduite sereinement et sur la base d’une véritable évaluation scientifique, loin des jugements à l’emporte-pièce et des procès d’intention.

Plutôt que de stigmatiser la profession des économistes, mieux vaudrait donc mobiliser énergie et inventivité sur les sujets de mondialisation requérant une action urgente. Contrairement à ce qu’en pensent leurs détracteurs, les tenants de l’ouverture sont largement convaincus qu’il existe un déficit de régulation de l’économie mondiale : il n’y a pas d’organisation mondiale de l’environnement ; l’OMC méritera d’être réformée une fois ce Cycle achevé ; la répartition des droits de vote au FMI est un sujet méritant d’être traité sans tabou ; les pouvoirs de l’OIT sont insuffisants… Adoptons une politique coopérative pour traiter ces sujets avec les pays émergents : des montages combinant représentation accrue dans les organisations internationales et meilleure prise en compte des questions environnementales et sociales devraient être promus par les représentants des Français, qui retrouveraient à cette occasion toute légitimité à s’exprimer avec force tant au niveau européen que mondial.