La Turquie d’Erdogan et la géopolitique des migrations edit

3 décembre 2020

Les interrogations sur l’évolution géopolitique de la Turquie ne manquent pas. Pourtant, la stratégie du président Erdogan n’est nullement cachée. Certes, on aurait pu croire que la formule « zéro problèmes avec ses voisins » d’Ahmet Davutoglu, énoncée avant même qu’il devienne ministre des Affaires étrangères (2009-2014) puis Premier ministre (2014-2016), résumait la politique étrangère turque. Mais dès 2001 était explicitée l’ambition d’augmenter le poids géopolitique de la Turquie, sa « profondeur stratégique », pour reprendre le titre du livre publié cette année-là par Davutoglu. Cette ambition a aussi pour objet d’obtenir et de valoriser des succès externes pour en percevoir des dividendes internes lors des élections en Turquie. L’un des moyens de cette stratégie est une utilisation géopolitique du phénomène migratoire.

Les migrations internationales ne sont pas qu’une question économique : les principaux flux migratoires ont presque toujours une composante politique. Soit l’émigration tient à une répulsion face à la situation interne désastreuse d’un pays, comme dans les exemples récents du Venezuela, de la Syrie, ou de l’Irak. Soit l’émigration s’explique par une volonté d’influence territoriale, dans l’objectif de modifier la situation interne d’un pays de départ (émigration forcée) ou d’exercer des pressions sur d’autres pays. Il ne faut pas négliger non plus le choix de la route migratoire, qui peut tenir à la situation ou aux choix géopolitiques des pays de transit. Enfin, l’attraction migratoire des pays de destination peut s’avérer impossible à comprendre sans considérer leurs caractéristiques géopolitiques. Tous ces éléments relèvent de la géopolitique, à l’échelle nationale ou internationale. L'une des forces de la Turquie contemporaine est d'avoir mobilisé différents phénomènes migratoires pour en faire des outils géostratégiques. Sans être isolée (d'autres pays en jouent), la pratique turque est remarquable par une capacité proprement stratégique à jouer sur tous les registres. Cette originalité trouve une explication dans une histoire nationale qui se laisse raconter sous le mode de la migration.

Une histoire turque

La géopolitique des migrations est une dimension fondamentale de l’histoire turque, un pan de l’identité nationale qui a été remis à l’honneur par le président Erdogan. L’actuelle république de Turquie est l’héritière d’une migration conquérante suite à la victoire seldjoukide à la bataille de Manzikert en 1071, au nord de lac de Van, en Arménie byzantine. L’anniversaire de cette victoire a été à nouveau fêté en août 2020 par le président Erdogan. Vers 1230, c’est au tour d’une tribu turque du groupe des Oghouz, les Osmanli ou Ottomans, de migrer de l’Asie centrale vers l’Anatolie. La victoire de leur chef Osman au cours de la bataille de Bapheus (près de Nicomédie appelée aujourd’hui Izmit) contre l’armée byzantine installe définitivement leur pouvoir qui va ensuite s’étendre sur la péninsule anatolienne et au-delà. La conquête de Constantinople (1453) occasionna enfin la déportation de nombreux Byzantins et des migrations ottomanes pour repeupler la ville[1]. Cet ensemble de faits historiques a contribué à faire de la migration un élément majeur de la réflexion stratégique turque à l’époque contemporaine.

Depuis le début du vingtième siècle et dans un contexte où sa puissance militaire déclinante la sortait peu à peu du jeu, la Turquie a appris à utiliser toutes les options possibles comme pays d’émigration, de transit ou d’immigration. Le génocide arménien (qui fut aussi un génocide assyro-chaldéen et yézidi), est un exemple extrême de stratégie géopolitique via la démographie. Il se laisse lire aussi dans le registre de la géopolitique des migrations, migrations à la fois empêchées (la fuite impossible) et provoquées (l’exil).

La Turquie kémaliste n'a pas rompu avec cette esquisse de géostratégie démographique. Le traité de Lausanne de 1923, dans son article 40, prévoyait notamment l’acceptation par la Turquie d’une égalité de droits pour ses minorités non musulmanes[2]. Mais la volonté de turquisation du peuplement, conforme aux ambitions de la majorité du mouvement jeune-turc puis au nationalisme de Kemal, est mise en œuvre par des lois contraignantes et des actions violentes. La politique liberticide menée par Ankara provoque notamment l’exode de chrétiens grecs. Parallèlement, la Turquie attire des immigrants turcophones des Balkans pour les installer dans des régions auparavant à très forte majorité kurde. Après l’invasion militaire du nord de Chypre en 1974, la Turquie a encouragé la migration de Turcs d’Anatolie dans le nord de Chypre afin de peser sur l’évolution géopolitique de l’île et sur les élections périodiques qui se déroulent dans cette partie septentrionale.

En revanche, les migrations turques vers l’Allemagne qui débutent dans les années 1960 ne s’expliquent pas initialement par le souci de la Turquie de valoriser son positionnement géopolitique. Ne recevant plus d’Allemands de l’Est fuyant le régime liberticide de la RDA après l’érection du mur de Berlin, l’Allemagne de l’Ouest, qui manque de main-d’œuvre, fait appel à des travailleurs turcs (ainsi qu’à des Yougoslaves et, dans une moindre mesure, à des Grecs), des immigrants en principe temporaires, comme le révèle le terme de Gastarbeiter, « travailleurs hôtes ». Et la Turquie est satisfaite de fournir des actifs qui enverront des devises dans leur pays. C’est dans un second temps, seulement, que l’importante communauté turque vivant en Allemagne a fait l’objet d’un intérêt politique de la part d’Ankara. Cet intérêt ne s’explique pas seulement par les réserves de voix dans un contexte d’élections nationales. Il s’inscrit dans un renouveau de la géopolitique des migrations.

Un renouveau

Dans les années 2010, c’est une autre utilisation géopolitique, via une fonction de transit migratoire, qui s’opère. D’une part, la Turquie accueille comme pays de transit des djihadistes issus d’autres pays rejoignant l’organisation État islamique (Daech) en Syrie ou en Irak. Ankara permet ainsi le recrutement par Daech et concourt, au moins indirectement, aux violences en Syrie et donc à l’exode de populations syriennes vers des pays tiers, comme le Liban ou la Jordanie. D’autre part, surtout à compter de fin 2014, la Turquie facilite la ré-émigration vers l’Europe pour faire pression sur l’Union européenne. Le gouvernement turc laisse les passeurs agir à leur guise, en plein jour (une activité qui se chiffre en milliards d’euros). Même si le socle de la migration est venu de Mésopotamie, les passeurs ont proposé leurs filières à des migrants issus de nombreux autres pays (Afghanistan, Érythrée, etc.). En 2015 et au début de 2016, la Turquie est devenue, selon la formulation ensuite utilisée par le directeur de Frontex, une « autoroute à migrants »[3].

Plus les passeurs envoient des migrants, parfois au péril de leur vie, sur les îles grecques, c’est-à-dire vers un pays de l’Union européenne et de l’espace Schengen, plus l’UE se trouve contrainte soit de donner une réponse géopolitique ferme à la Turquie, soit de céder à ses demandes afin que ce pays freine la ré-émigration en cessant de laisser les passeurs exercer leur activité en toute impunité. C’est cette seconde voie qui a été suivie par l’Union européenne, laissant en fait la chancelière allemande Merkel négocier directement avec la Turquie jusqu’à ce que l’UE signe, le 18 mars 2016, des accords avec la Turquie[4], aboutissant très rapidement à la fin de la ré-émigration. La preuve, s’il était besoin, est alors apportée que c’est bien le gouvernement turc qui était à la manœuvre pour la permettre.

Enfin, il convient de noter que la Turquie ne voit pas d’inconvénients à la fixation de l’émigration turque vers des pays européens[5], car ses émigrants, dont un nombre croissant acquiert une nationalité européenne, lui offrent des diasporas qu’elle peut mobiliser pour ses intérêts géopolitiques. C’est ainsi qu’il est difficile d’expliquer la pusillanimité de l’Allemagne face aux pressions géopolitiques du président Erdogan sans considérer l’importance de la diaspora turque en Allemagne, une diaspora largement en phase avec le pouvoir d’Ankara, à en juger par un indicateur certes imparfait mais néanmoins significatif : la partie de la diaspora qui participe aux élections turques vote en faveur du parti AKP dans des proportions largement supérieures à celle des Turcs de Turquie.

Reprenant à son compte les concepts de Joseph Nye[6], la Turquie pratique aussi du soft power, par exemple via ses séries télévisées diffusées dans de nombreux pays. Elle pratique également désormais du hard power avec des engagements militaires en Syrie, en Irak, dans le Sud Caucase, en mer Méditerranée, à Chypre ou en Libye. Sa géopolitique des migrations ne relève pas véritablement de ces deux formes de puissance, mais appelle sans doute la nécessité de proposer un concept de indirect power, soit le fait d’utiliser des moyens indirects pour déployer sa puissance.

Il importe donc d’utiliser les mots exacts. Ainsi, à propos des pressions de la Turquie à l’envoi de migrants en Europe, pressions périodiquement renouvelées, et par exemple fin février 2020 avec des transports gratuits en autobus vers la frontière grecque organisés par les autorités turques, nombre de dirigeants politiques européens et de commentateurs parlent d’un « chantage ». Ce mot est impropre. En réalité, le président Erdogan fait de la géopolitique des migrations car les migrants sont parfois, nolens volens, des acteurs géopolitiques.

 

[1] Déroche, Vincent, Vatin, Nicolas (dir.), Constantinople 1453. Des Byzantins aux Ottomans, Anacharsis, 2016.

[2] Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.

[3] Le Monde, 11 mars 2016.

[4] La Turquie s’engage à empêcher que les immigrants illégaux traversent la frontière anatolienne pour se rendre en Grèce via la mer Égée. En contrepartie, Ankara obtient la possibilité, pour les ressortissants turcs, de voyager sans visa sur le territoire de l’Union européenne, ainsi qu’une aide prolongée de trois milliards d’euros, sans oublier la relance du processus d’adhésion à l’Union européenne.

[5] Même si la position d’Ankara vis-à-vis des diasporas de Turcs alévis ou de Turcs kurdes est plus complexe, puisque la Turquie n’apprécie ni les conceptions religieuses des Alévis, comme cela s’est constaté avec des problèmes dans la diaspora turque en Autriche, ni les Kurdes réfugiés en Europe dont trois militantes ont été assassinées en 2013 très probablement par des services secrets turcs.

[6] Nye, Joseph, Bound to Lead : The Changing Nature of American Power, New York, Basic Books, 1990.