Un euro fort ne favorise pas les réformes edit

12 avril 2006

La récente appréciation de l'euro vis-à-vis du dollar résulte d'un double changement de 'rating' sur les marchés des changes : pessimisme accru quant aux perspectives à court terme de l'économie américaine, et optimisme renforcé quant à la croissance européenne à moyen terme. Cela soulève deux questions. L'une conjoncturelle : l'euro continuera-t-il à être la seule variable d'ajustement face à la dépréciation cyclique du dollar ? L'autre structurelle : un euro fort est-il un moyen de pression efficace pour les réformes de fond dont l'Europe a tant besoin ?

Commençons par la dimension cyclique. Deux ans de resserrement monétaire par la Reserve Fédérale produisent les effets escomptés : la demande intérieure ralentit et le taux d’épargne monte. Mais, comme la Federal Reserve Bank l’a montré dans le "Beige book", l’économie reste robuste car le revenu des ménages accélère. Il faut donc s’attendre à ce que la Reserve Fédérale ne relâche pas la pression de si tôt et, en même temps, à ce que la croissance reste en dessous du potentiel pendant une période relativement longue. C’est le prix à payer pour un atterrissage en douceur. Par conséquent, le dollar n’est pas près de redevenir la monnaie forte qu’il était lors du précédent cycle.

Mais il n’y a pas de raison strictement économique pour que l’ajustement continue de peser uniquement sur l’euro, à moyen terme en tout cas. Le yen, actuellement la devise la plus sous-évaluée parmi les monnaies de réserve, réagira tôt ou tard à la normalisation monétaire que la Banque du Japon souhaite mettre en œuvre. Encore faut-il que celle-ci ne soit pas trop hâtive et ne fasse pas retomber l’économie japonaise dans la déflation. Car alors, les capitaux fuiraient le Japon. En revanche, le renminbi chinois restera très probablement dans l’orbite du dollar, en l’absence d’autre ancrage nominal crédible pour les autorités chinoises. L’euro a donc de bonnes chances de rester relativement fort vis-à-vis du dollar, tout en s’affaiblissant vis-à-vis du yen.

L’important pour l’économie européenne n’est pas tant le taux de change euro dollar que son taux de change effectif, c'est-à-dire sa valeur rapportée à un panier de devises de ses concurrents. De ce point de vue, il n’y a pas encore péril en la demeure : le taux de change effectif de l’euro s’est apprécié de 1,9% le mois dernier, ce qui est rapide mais suit deux mois de baisse. Il n’est aujourd’hui que de 5% au dessus de sa moyenne de très long terme. Il est donc prématuré de s’alarmer des conséquences néfastes du taux de change sur la croissance. D’ailleurs, selon nos estimations, les mouvements divergents du prix du pétrole et de l’euro devraient se neutraliser mutuellement : le premier entraînant une hausse de trois dixièmes du PIB l’an prochain et le second une baisse équivalente.

Il n’empêche, à chaque fois que l’euro s’apprécie, circule la thèse du complot selon laquelle la BCE, comme autrefois la Bundesbank, favoriserait une appréciation tendancielle de la devise de façon à stimuler la productivité des entreprises et forcer les gouvernements à opérer les reformes structurelles qu’elle juge souhaitable. Il est possible que ces idées soient en vogue à Francfort, encore qu’il soit difficile de prouver qu’elles puissent avoir une réelle influence sur le taux de change : les décisions de politique monétaire répondent avant tout à des signaux domestiques comme la dynamique de la demande intérieure et des prix. Mais elle mérite d’être discutée. Et, de mon point de vue, elle est erronée. Je pense même qu’un euro excessivement fort pourrait à la longue être un obstacle aux réformes.

Pour le comprendre, considérons que nos économies se divisent en gros en deux secteurs : le secteur exposé à la concurrence internationale et celui qui en est protégé. Pour le premier, le principal défi est la mondialisation, pas le taux de change. L’écart de coûts salariaux entre la zone euro et les économies émergentes est tel qu’une variation du taux de change de 10% n’y change pas grand-chose : en 2005, selon les calculs du Bureau of Labour Statistics, le coût horaire du travail était de 23,7 US$ aux Etats-Unis, 27,5 en Europe de l’Ouest (dont 33 en Allemagne et 24,6 en France), contre 9,3 pour les ex tigres asiatiques (Taiwan, Singapour, Corée du Sud et Hong Kong), environ 5 chez les nouveaux membres de l’UE et moins de 1 dollar en Chine. Croire qu’un euro fort puisse accélérer l’innovation et les restructurations industrielles est aussi illusoire que croire qu’un euro faible puisse les freiner voire les empêcher.

En revanche, les secteurs protégés de la concurrence internationale, c'est-à-dire le commerce, les services aux ménages (dont l’immobilier), un grand nombre de services aux entreprises et la nébuleuse des services publics, sont les premiers bénéficiaires d’un euro fort. En effet, via la baisse du prix des importations, un euro fort agit comme une augmentation des salaires en augmentant le pouvoir d’achat des ménages et donc en stimulant la consommation, dont l’essentiel va aux services, c’est-à-dire au secteur protégé. Par ailleurs, un euro fort n’entame pas la compétitivité de ces secteurs protégés, par définition.

Pratiquement, un euro fort agit comme une subvention au bénéfice des secteurs protégés, rigides et peu productifs, au détriment des secteurs exposés, flexibles et innovateurs. On a rarement vu que ce type de subvention soit propice aux réformes, bien au contraire : plus une activité est protégée et subventionnée, plus ses acteurs se montrent opposés, parfois violemment, aux changements. Evitons de leur faire le cadeau coûteux d’un euro trop fort !