Un traité anticonstitutionnel? edit
Le Traité réformateur signé à Lisbonne cette semaine marque un moment important dans la construction européenne. Fait remarquable, son contenu était connu avant même que ne s'ouvrent les travaux de la conférence intergouvernementale qui l'a négocié, puisque le mandat de cette dernière, qui a fait l'objet d'intenses négociations entre les chefs d'Etat et de gouvernement des pays membres de l'Union, donnait avec un luxe de détails les principaux points de l'accord final. Les conclusions du Conseil européen sur ce point n'étaient pas seulement inhabituellement longues - pas moins de 17 pages en petit interligne - elles allaient jusqu'à rédiger les principales dispositions du futur traité et à en déterminer la place dans l'accord final. Les dernières incertitudes - notamment sur les modalités de décision à la majorité - ont été levées au Conseil européen d'octobre, où les chefs d'Etat et de gouvernement ont confirmé ce que devait être le Traité réformateur et surtout ce qu'il ne devait pas être.
La convention sur l'avenir de l'Europe avait accouché d'un " Projet de traité établissant une constitution européenne ", expression byzantine dont les deux derniers mots avaient rapidement émergé. On connaît la suite : pareil libellé a rendu incontournable, en fait sinon en droit, le recours au référendum dans de nombreux pays, même lorsque cet instrument était étranger à la culture politique nationale, comme au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas. Le projet de traité fut même accusé de " graver dans le marbre " un certain nombre de choix politiques qui, disaient les critiques, n'avaient pas leur place dans un texte constitutionnel. Avec les conséquences que l'on sait...
Dans ces conditions, tout projet de relance était confronté à un écueil : comment répondre au rejet, par les peuples français et hollandais, du traité constitutionnel issu des travaux de la convention ? On pouvait voir là une question de fond : comment répondre aux craintes qui ont été manifestées - et avec quelle force ! - à l'occasion des campagnes référendaires (peur de la mondialisation, de la dissolution de l'identité nationale, de la marginalisation à la suite de l'élargissement, perte du sens de l'intégration dans un environnement international très différent de celui des années 50) ? Cependant, trouver un accord à 27 sur ces questions était une gageure. Faute de pouvoir sauter l'obstacle, les chefs d'Etat et de gouvernement se sont efforcés de le contourner.
Le Traité réformateur doit donc se lire comme un traité anti-constitutionnel. Ce mot est ici à prendre au sens premier ; il signifie que l'ambition première du document est d'affirmer que contrairement à son prédécesseur, il n'a aucunement l'ambition d'être vu comme une constitution - ni maintenant, ni plus tard - de façon à ne pas se heurter aux mêmes difficultés. Cela explique la structure du texte : plus de traité intégré, qui prétende faire du passé table rase, mais une longue série d'amendements aux traités existants, qui subsistent donc, même si l'on s'est efforcé de les " simplifier " quelque peu. On n'établit plus une union nouvelle, comme prétendait le faire l'article 1er du projet de constitution, on se contente de réformer celle qui existe, comme le suggère bien la dénomination choisie pour le nouveau traité. Cette ambition réduite explique aussi la disparition de tout symbole qui pourrait apparaître de près ou de loin comme une assimilation de l'Union à une construction étatique : la devise, le drapeau, l'hymne, la référence à un " ministre des Affaires étrangères " (même si la fonction subsiste) ou aux " lois " de l'Union. Exit aussi la disposition sur la primauté du droit de l'Union. Quant à la charte des droits fondamentaux, elle voit sa valeur juridique proclamée à la sauvette, dans les dispositions générales du projet de traité (article 6) - destin paradoxal pour un texte qui avait été voulu pour affirmer de façon visible l'attachement de l'Europe à des valeurs essentielles !
Quant au fond, sans apporter de modifications majeures au projet rédigé par la convention européenne, le traité de Lisbonne en infléchit l'équilibre dans un sens plus intergouvernemental.
En dépit de la rhétorique constitutionnelle à laquelle il avait recours, le projet de traité constitutionnel était inspiré par une volonté manifeste de préserver l'influence des Etats au sein de l'Union. Certes, le président de la Commission devait être élu par le Parlement, mais sur proposition du Conseil européen. Et la réduction à terme du nombre des commissaires n'a été acceptée qu'au prix d'un principe de " rotation égalitaire " entre les Etats qui les désignent, ce qui n'est pas de nature à accroître l'autorité du collège. Les contre-pouvoirs avaient été multipliés : un président de l'Union qui ne peut que faire de l'ombre à celui de la Commission, un contrôle strict sur l'action du futur ministre des Affaires étrangères, etc. A l'évidence, on n'entendait pas créer un pouvoir européen fort, qui tirerait sa légitimité d'un choix effectué par les citoyens européens. Reprenant une terminologie qui avait cours lors de l'adoption de la constitution américaine, on pourrait affirmer que dans le traité constitutionnel les éléments " anti-fédéralistes ", à savoir le souci de préserver les droits des Etats, l'emportaient sur les principes fédéralistes : We the States.
Tous ces changements ont été maintenus et les novations introduites par le projet de Traité réformateur ne font que prolonger ce mouvement. A la demande des Pays-Bas, le contrôle de subsidiarité a été durci : en cas d'objections soulevées par une majorité de Parlements nationaux, le législateur européen peut décider d'interrompre l'examen d'une proposition de la Commission. La Pologne a obtenu que soit retardée l'entrée en vigueur de la double majorité et la reconnaissance du " compromis de Ioannina ", qui permet aux Etats opposés aux propositions de la Commission, s'ils sont proches d'une minorité de blocage, de demander un report du vote au Conseil. Le Royaume-Uni s'est assuré une série de dérogations. A la demande de la République tchèque, on a précisé qu'une révision du traité pourrait éventuellement retrancher certaines des compétences de l'Union. Bref, l'essentiel semblait être de définir de nouvelles façons de se prémunir contre l'ingérence européenne plutôt que de s'entendre sur ce que devraient être les ambitions de l'Union. La plupart de ces nouveautés n'auront qu'une portée limitée : si une majorité d'Etats est hostile à une proposition de la Commission, elle ne recueillera évidemment pas une majorité qualifiée ; et une conférence intergouvernementale (CIG) peut toujours défaire ce qu'une autre a fait. Le fait que l'on ait cru bon de préciser ces différents points témoigne cependant d'une volonté de rappeler que les Etats sont les vrais maîtres du traité.
On a parlé d'hypocrisie à propos du nouveau traité, puisque tout en s'en démarquant sur un certain nombre de points symboliques, il reprend l'essentiel du projet de constitution, lequel confirmait en large mesure l' " acquis communautaire ". Mais l'argument pourrait être retourné : en banalisant la réforme, ne nous donne-t-il pas une image plus précise de l'état de l'Union à l'heure actuelle ? Les clauses dont il vient d'être question dénotent un manque certain d'affectio societatis et de confiance mutuelle, ainsi qu'une volonté très nette, de la part des gouvernements, de réaffirmer la souveraineté des Etats et leur rôle politique au sein de l'édifice européen.
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