TTU : France cherche politique européenne edit

23 mars 2006

Depuis le 29 mai, les augures européens scrutent l’horizon politique français. Parce qu’ils concernent un grand pays, à l’origine des principales étapes de la construction européenne, les états d’âme de la France ont des implications fondamentales pour l’ensemble du projet européen.

Après une longue période de mutisme, les principaux responsables politiques français ont levé un coin du voile, en esquissant les contours de ce que pourrait être la politique européenne de la France de demain. A l’évidence, il ne s’agit là que du début d’un processus de longue haleine : les quelques pistes esquissées récemment ont montré que ce travail n’était qu’à ses débuts.

Dans cet exercice, les responsables politiques devront tenir compte du nouveau contexte politique qui résulte de l’élargissement de l’Union. Ce contexte est marqué par deux tendances de fond. D’une part, une dilution du pouvoir : les partenaires étant plus nombreux, le poids relatif de chacun est moindre. En dépit des réformes entreprise pour compenser cette tendance – repondération des votes à Nice, « double majorité » proposée par le traité constitutionnel – le poids des « grands » Etats au Conseil de l’Union est aujourd’hui moindre que par le passé. D’autre part, l’ensemble formé par les 25 est beaucoup plus hétérogène, tant au niveau économique – les écarts de développement sont plus grands – qu’en matière de politique étrangère, où les priorités de chaque gouvernement sont fortement conditionnées par la géographie ou le poids du passé.

Ces changements essentiels devraient amener les autorités françaises à réexaminer la façon dont elles abordent les questions européennes. La France ne représente plus aujourd’hui qu’un peu plus de 13 % de la population de l’Union ; avec l’Allemagne, elle parvient péniblement à 31 %, alors que ces deux pays représentaient les 2/3 de la population de l’Europe des Six. Ensemble, ils disposent de 58 voix sur un total de 321 au Conseil de l’Union. Certes, l’arithmétique du pouvoir est plus compliquée : le PIB ou la capacité de projection militaire d’un Etat conditionnent l’influence qu’il peut avoir sur la scène internationale. Néanmoins, dans leur simplicité, ces données suggèrent que la façon dont Paris et Berlin abordent les questions européennes ne peut pas être la même que du temps du Général de Gaulle.

Par le passé, les responsables français ont souvent cultivé l’ambiguïté, alliant un discours résolument pro-européen à une pratique nettement plus unilatéraliste. Ce comportement répondait à une logique : la France savait ne plus compter assez pour être déterminante seule dans la plupart des domaines. Par la construction européenne, elle entendait prolonger son influence : c’est pourquoi elle défendait l’idée d’une Europe puissance, dans laquelle ses partenaires peinaient à se reconnaître. En revanche, elle revendiquait au sein de l’Europe une sorte de droit d’aînesse qui s’accommodait mal de la discipline communautaire. Multilatéraliste dans le monde, Paris était souvent unilatéraliste en Europe : pour peu que l’Allemagne soit d’accord, les autres suivraient. Les institutions européennes n’avaient qu’un intérêt limité ; la volonté des Etats restait déterminante.

Désormais, l’élargissement change radicalement la donne. On l’a vu avec éclat en 2003 lors du déclenchement de la guerre en Iraq. Voir la France et l’Allemagne s’entendre pour s’opposer à Washington eût été inespéré du temps de la guerre froide ; dans le cadre d’une Europe élargie, ce n’était pas suffisant, puisqu’une majorité de gouvernements a préféré se rallier à la politique américaine. Sur nombre de dossiers chauds du moment, les vues françaises semblent assez éloignées de la moyenne européenne. Cela devrait inciter le gouvernement à réexaminer sa vision de l’Europe sous un jour nouveau. Conçues pour éviter toute tentation hégémonique, les complexes règles européennes sont extrêmement favorables aux minorités, que protège également le rôle modérateur joué par les institutions.

Or les événements des dernières années montrent que la portée de ce changement de contexte n’a pas encore été pleinement perçue à Paris. Que l’on s’intéresse aux prises de positions des responsables de la majorité ou aux décisions du gouvernement, l’impression qui prévaut est que l’effort d’aggiornamento n’a guère été qu’ébauché.

Unilatéralisme : Parlant à la base de sous-marins de l’Ile longue, le chef de l’état a exposé sa vision du rôle de la dissuasion nucléaire face aux défis du monde moderne, soulignant au passage que « la défense de pays alliés » pourrait amener la France à faire usage de la force de frappe. En d’autres termes, cette annonce eût paru extrêmement positive à ses partenaires européens. Ici, il se sont contentés de déplorer en termes plus ou moins voilés l’absence de toute concertation préalable à cette annonce et l’accent mis sur les armes nucléaires à une époque où le danger de prolifération est manifeste.

Tentation du repli national : après s’être plaint des entraves mises par certains pays aux activités européennes d’EDF, le gouvernement s’émeut de la possibilité d’un passage de GDF en des mains « étrangères », celles de l’italien ENEL, et organise en hâte un mariage avec le group Suez. Il se peut que cette solution soit économiquement optimale, mais la « peur de l’étranger » que l’on a agitée dans cette affaire semble issue d’un autre âge.

Vision réductrice de la réalité européenne : dans les grands discours de politique européenne qu’ils ont prononcé en Allemagne au début de l’année, Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy ont montré que sur ce terrain au moins, ils étaient sur la même longueur d’ondes. Leur vision de l’Europe en est restée au « concert des nations». Pour le premier, l’essentiel est de savoir ce que la France pourrait proposer à l’Allemagne ; pour le second, comment les six grands allaient pouvoir faire évoluer l’Europe. Rien sur la meilleure façon de défendre les intérêts français au sein de la machine institutionnelle européenne ; rien sur le Parlement européen, où s’est pourtant déroulé un affrontement idéologique important à l’occasion de la directive Bolkenstein.

Tout cela confirme, si besoin en est, que les schémas d’analyse ont la vie dure : ils peuvent survivre longtemps aux conditions qui leur ont donné naissance. A l’évidence, on n’a pas encore pris la mesure de ce que le jeu politique de l’Union élargie ne pouvait plus être celui de l’Europe des Six. Dans une Europe multipolaire, le franco-allemand n’a plus la même force d’entraînement que par le passé. Il ne lui suffit plus d’exister pour emporter l’adhésion, comme cela était souvent le cas autrefois. Une alliance stable des « grands » suppose une convergence d’intérêts dont on ne voit pas la trace. Le leadership n’est plus simplement une question de ressources politiques ou économiques, mais aussi une question de savoir-faire : il faut aussi savoir convaincre, bâtir des alliances et se forger une réputation de fiabilité. Tout cela demande un changement de mentalités. A l’évidence, nous n’en sommes qu’au début.