Le vent mauvais du populisme est-européen edit

Nov. 3, 2006

Les populistes de droite en Pologne et de gauche en Slovaquie dirigent maintenant des gouvernement, alliés à des partis nationalistes extrémistes. A Budapest, le principal parti d'opposition, le Fidesz, appelle ses supporters à manifester devant le Parlement pour la démission du gouvernement, le jour même où ce Parlement vient de confirmer par un vote de confiance le résultat des élections de mai dernier. A Prague, un gouvernement minoritaire de droite, qui après cinq mois de querelles et de mobilisation contre la « menace communiste » n'a toujours pas obtenu la confiance du Parlement, mène une purge à grande échelle de la haute administration. Enfin, l'entrée des Bulgares dans l'Union Européenne a été annoncée en transformant la campagne présidentielle en confrontation entre un ex-communiste qui se dit pro-européen et un proto-fasciste qui déclare détester les Turcs, les Tziganes et les Juifs. Pourquoi cette montée du populisme ?

La première raison est évidemment l’instabilité politique et l’imprévisibilité des acteurs dans une région qui a vu l’an passé des élections dans tous les pays. Plus inquiétante peut-être est l’érosion de la confiance dans les institutions démocratiques. Selon un récent sondage de Gallup International, les citoyens d’Europe Centrale se révèlent être les plus sceptiques quant à l’état de la démocratie : seuls un tiers environ ont confiance dans le processus démocratique.

Cela nous amène à la deuxième caractéristique de cette vague populiste. Ces mouvements ne sont pas antidémocratiques, mais antilibéraux. Si la démocratie signifie la légitimité populaire et le constitutionnalisme (la séparation des pouvoirs), alors les populistes acceptent celle-là et rejettent celui-ci, et plus précisément l’idée que les normes constitutionnelles et la démocratie représentative priment sur les valeurs et les griefs populaires « légitimes ». La « politique des valeurs » polonaise est à l’évidence fondée sur l’hypothèse que quand on touche à des questions comme l’avortement, l’homosexualité ou la peine capitale, un « ordre moral » fondé sur la religion doit prédominer sur les libertés garanties par un libéralisme laxiste. Interrogé sur son intention de retirer le darwinisme du programme des lycées, le ministre polonais de l’Education a répondu que « nous nous sommes assez longtemps passés de tolérance. Et nous allons nous en passer aujourd’hui aussi ». En Slovaquie, la réaction antilibérale s’applique aussi aux minorités nationales. Bien qu’en pratique il n’y ait eu aucun changement significatif (pas encore ?), le discours a changé : Jan Slota, le chef du Parti national Slovaque, aurait dit qu’il envie les Tchèques pour avoir expulsé les Allemands et que cela ne le gênerait pas d’offrir un aller-simple pour Mars à Bulgar, le chef de la minorité hongroise. La légitimation de la xénophobie est un des traits caractéristiques de l’attaque portée contre le libéralisme politique.

Les pays de Visegrad ont en commun une polarisation aiguë. C’est ici que la culture politique communiste a laissé l’empreinte la plus évidente : vous ne faites pas face à un adversaire politique avec qui vous vous disputez ou négociez, mais à un ennemi que vous devez détruire.

Un autre aspect du tournant antilibéral concerne l’économie. Après quinze ans d’économie de marché, les populistes de Varsovie, Bratislava ou Budapest veulent le retour de l’Etat. En fait, ils annoncent le retour de la question sociale. Les perdants de la transition ne peuvent pas vraiment s'enthousiasmer pour les mérites de la flat tax ou de la rhétorique des « nouveaux tigres des Tatras », un des slogans préférés de l’ancien gouvernement slovaque. Depuis quinze ans, les partis socialistes ont soutenu les politiques économiques libérales : il n’est donc pas surprenant que la question sociale revienne à droite (Kaczyinski ou Orban), avec un arrière-fond nationaliste et protectionniste. Les populistes ont détruit le mythe du libéralisme de la nouvelle Europe.

La troisième caractéristique de la vague populiste est-européenne est son attaque contre le consensus qui a uni les élites depuis 1990. Les gouvernements vont et viennent, mais ils ont dans l’ensemble mené des politiques intérieures favorables à l’économie de marché et une politique extérieure tournée vers l’Otan et l’UE. Le défi populiste à la modernisation conduite par les élites politiques et technocratiques dans les années 1990 prend deux formes : un tournant anti-corruption, d’une part, et d’autre part comme une « décommunisation ». En Pologne, nous trouvons une intéressante combinaison des deux avec la dénonciation du « péché originel » du compromis de 1989 entre les élites dissidentes modérées et les élites communistes modérées, qui avait permis une transition en douceur. Cette « faute morale et politique » aurait permis aux ex-communistes de convertir leur pouvoir politique en pouvoir économique et aurait fait le lit de la corruption qui a accompagné le processus de privatisation. D’où la nécessité d’une attaque sur les deux fronts : la lutte contre la corruption et la décommunisation, qui est un leitmotiv des jumeaux Kaczynski, d’Orban, et dans une certaine mesure du parti de droite (ODS) qui est aux affaires à Prague.

Quatrième caractéristique de cette vague populiste, le dégoût ou l’opposition absolue à l’intégration européenne. Les coalitions pro-européennes se sont épuisées et désintégrées dans les retombées immédiates de l’élargissement. De façon significative, les Premiers ministres polonais, tchèques et hongrois ont dû démissionner dans les jours ou les semaines qui ont suivi la réalisation de la tâche « historique » du « retour en Europe ». Les nationalistes populistes se présentent comme les seuls défenseurs de l’identité et de la souveraineté nationales contre les « menaces externes », comme le dit Kaczynski, qui ne manque jamais une occasion de souligner que la Pologne n’est dans l’UE que pour défendre ses intérêts légitimes. L’UE est la cible parfaite, puisque ce projet libéral, élitiste et supranational représente une combinaison de la plupart des griefs mentionnés.

L’hypothèse que l’élargissement a contribué à stabiliser le système politique des nouvelles démocraties ne semble donc fonctionner que pour la phase qui précède l’intégration.

Après avoir rejoint l’UE, la posture dominante semble être quelque chose comme "maintenant nous pouvons leur montrer qui nous sommes vraiment”. Dans certains cas on perçoit une curieuse satisfaction à rejoindre l’Europe pour s’opposer à ceux qui pendant un demi-siècle l’ont construite « sans nous », parlant de l’Europe ou en son nom sans nous prendre en compte. Fatigué d’être les élèves de l’Europe, les populistes nationalistes semblent avoir depuis longtemps une folle envie de dire quelle sorte d’Europe ils avaient eux-mêmes en tête, une « Europe d’Etats-nations souverains », une « Europe chrétienne » opposée à sa version matérialiste, décadente, laxiste et supranationale.

Cela soulève nombre de questions quant à l’impact de ce contrecoup populiste sur l’Union Européenne. La première implication, et la plus évidente, c’est que cela n’aidera guère à promouvoir de nouveaux élargissements, alors même que ceux-ci ne sont pas particulièrement populaires ces jours-ci, notamment au sein des Etats fondateurs de l’Union. Vous ne pouvez pas, comme le font quotidiennement Kaczynski ou Klaus, décrire l’UE comme une menace et demander en même temps que les avantages de l’adhésion soient étendus à l’Est à une longue liste de candidats commençant par l’Ukraine. Vous ne pouvez pas, comme l’a fait le président roumain, affirmer que votre priorité numéro un est l’« axe stratégique » Washington-Londres-Bucarest et affirmer, avant même d’avoir rejoint l’UE, que la Moldavie et les pays de la Mer Noire doivent en devenir membres eux aussi.

La deuxième implication n’est pas la menace d’une désagrégation, mais l’érosion régulière des obligations politiques envers l’UE. Ce que les populistes est-européens n’apprécient pas vraiment, c’est que les avantages sensibles que leurs pays tirent de l’adhésion dépendent de l’existence d’une obligation politique. Si des populistes obsédés par la défense exclusive de leurs « intérêts nationaux » se mettent à dominer, ils pourraient bien affaiblir la volonté de développer des politiques communes, voire encourager des renationalisation qui ne seraient précisément pas dans l’« intérêt national » des nouveaux Etats-membres.

Il y a pourtant deux raisons au moins pour considérer cette situation comme désespérante, mais pas sérieuse. La première est que le populisme est soumis à des cycles. Les populistes parviennent au pouvoir sur une vague anti-corruption, pour « nettoyer la maison » ; mais dès qu’ils s’installent dans la maison, ils risquent d’être identifiés aux pratiques qu’ils ont dénoncées. La suite de l’histoire est alors le clientélisme et l’appropriation de l’Etat par les partis au pouvoir (comme on le voit en Pologne), plutôt qu’une poursuite de la radicalisation.

Seconde raison, l’Euro-consensus de la dernière décennie a souvent été accusé de vider de sa substance la concurrence politique dans les pays candidats, et ainsi de contribuer au contrecoup populiste qui a fait de l’Europe un bouc émissaire. Mais l’UE peut aussi devenir une contrainte pour les populistes.