La mondialisation n’aime pas les boycotts edit

14 mai 2008

L’ordre de mobilisation a été donné aux internautes chinois : le boycott des produits français a commencé le 1er mai. Finis, au moins temporairement, les courses chez Carrefour, les voitures Peugeot et les sacs Vuitton. Les Français paieront les protestations qui ont émaillé le passage de la flamme olympique à Paris en avril, et en particulier le mauvais traitement infligé à l’athlète handicapée Jin Jing, devenue une héroïne nationale. Mais quels seront les effets de ce boycott ?

Face à ces menaces, les entreprises et le gouvernement français sont engagés dans une vaste entreprise de « damage control » pour essayer de réparer les relations franco-chinoises afin d’éviter des conséquences néfastes pour l’économie française. Nicolas Sarkozy a dépêché en Chine ses émissaires (Jean-Pierre Raffarin, Christian Poncelet et Jean-David Levitte) pour réchauffer les relations franco-chinoises. Quant aux autorités chinoises, qui avaient au départ incité et attisé les appels au boycott patriotique, elles tentent aujourd’hui elles aussi de calmer les esprits.

Ce n’est pas la première fois que les biens et les services français sont ciblés par des mesures de boycott économique pour des raisons politiques. Au printemps 2003, lors de la confrontation entre la France et les Etats-Unis au sujet de l’invasion de l’Irak, une campagne très médiatique de bouderie des produits français avait été lancée aux Etats-Unis. Comme l’avait déclaré en fanfare le présentateur vedette de la chaine conservatrice FOX Bill O’Reilly : « Donc plus de brie pour moi. Plus d’Evian, d’Air France, de Provence, et plus d’escargots, que de toutes façons je n’aime pas. En tant qu’Américain libre, j’utilise mes choix économiques pour envoyer un message au gouvernement français. Je boycotte les biens et les services français, et j’espère que vous ferez de même » (Telos a publié un texte sur les effets finalement limités de ces boycotts).

Ce n’est pas non plus la première fois dans les années récentes que des citoyens chinois se mobilisent (spontanément ou non) pour organiser un boycott économique en rétorsion politique. Lorsque en 2005 le Premier ministre japonais Koizumi avait décidé de rendre visite au sanctuaire patriotique de Yasukuni qui honore, entre autres, des officiers japonais condamnés comme criminels de guerre à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les Chinois avaient lancé un mouvement de boycott contre les biens et les services japonais en représailles.

Qu’est-il advenu de ces boycotts ? Peuvent-ils nous éclairer sur les menaces qui pèsent actuellement sur l’économie française en raison de l’ire chinoise ? Plus généralement, dans quelle mesure les tensions politiques ont-elles un effet sur les relations économiques ?

À court terme, certains produits et certaines marques peuvent directement pâtir des tensions politiques. Ainsi, les magasins Carrefour, très présents en Chine, ont été immédiatement ciblés par les menaces de boycott. Quelques manifestations ont eu lieu devant les hypermarchés français, bien relayées par les medias chinois. Des messages diffusés par SMS et sur Internet appellent les Chinois à ne plus faire leurs courses chez « JiaLeFu » (la maison du bonheur) puisque, apprend-on, Carrefour appartient à LVMH qui financerait le Dalai Lama… Les mêmes messages inflammatoires appellent aussi au boycott des produits Louis Vuitton et L’Oréal.

À plus long terme, cependant, il est peu probable que ce genre de boycott ait des effets durables. Le commerce et les investissements ne sont pas voués à subir les dommages collatéraux des tensions politiques. La mondialisation contribue à créer une barrière étanche entre le monde du politique et le monde de l’économique.

Dans un monde globalisé, la propagation des tensions politiques à l’économie dépend de quatre facteurs : le degré d’intégration des économies et en particulier de transnationalité des entreprises, la possibilité de substitution des produits, l’origine des décisions de régulation et la couverture des relations économiques bilatérales par des règles multilatérales.

Plus les deux économies en question sont intégrées, et moins on peut s’attendre à ce que la propagation du politique à l’économique s’opère. La transnationalité des flux commerciaux et financiers augmente la confusion des intérêts et des identités, si bien que les boycotts nationaux ne veulent plus dire grand chose. Une filiale européenne d’une multinationale américaine ne va pas aller boycotter sa maison-mère. C’est en partie pour cela que le boycott américain des produits francais en 2003 n’a eu aucun effet notable, vu l’imbrication des économies francaise et américaine. Quant aux consommateurs, ils ne peuvent souvent pas savoir si un produit est national ou étranger, quand par exemple des composants fabriqués à l’étranger sont assemblés localement ou quand une entreprise étrangère emploie tellement de travailleurs locaux que lui nuire par un boycott reviendrait à se nuire soi-même. Dans le cas des relations entre la France et la Chine, c’est pour cela que les autorités chinoises ont fait savoir, après le soutien tacite initial du boycott, que 95% des ventes de Carrefour étaient des produits chinois et que la « maison du bonheur » employait plus de 40 000 salariés chinois.

Toutes les industries ne sont pas égales face aux boycotts des consommateurs. Celles dont les biens et services sont facilement substituables, comme le tourisme, l’alimentation, et les produits de luxe, sont en général la première cible des boycotts. Pour un consommateur chinois, un sac Vuitton peut-être remplacé par un sac Versace, un rouge à lèvres L’Oréal par un rouge à lèvres Maybelline. En conséquence, plus les échanges économiques entre les deux pays sont constitués de biens et services substituables, plus les tensions politiques pourront avoir des retombées économiques. A l’inverse, moins les biens sont substituables et plus ils entrent dans une chaine complexe de production, moins on peut s’attendre à ce que les boycotts aient un effet notable.

Tous les secteurs de l’économie ne sont pas non plus égaux face aux boycotts. La propagation du politique vers l’économique a aussi plus de chances de s’opérer lorsque les gouvernements ont plus de latitude et sont plus impliqués, comme dans les cas d’attribution des marchés publics et, plus généralement, de situations de régulation par la puissance publique. Les secteurs de la défense, de l’énergie, des projets d’infrastructure et les institutions financières sont plus vulnérables à ce type d’intervention étatique. Plus les échanges économiques bilatéraux ont lieu dans ces secteurs, et plus on peut s’attendre à ce que la propagation ait lieu. Par exemple, les compagnies françaises ont été punies en 2003 par le gouvernement américain qui les a explicitement bannies des lucratifs contrats de reconstruction en Irak. Si le boycott est lancé par des citoyens et non pas par le gouvernement, comme dans le cas présent de la dispute à propos de la flamme olympique, il ne devrait pas y avoir de retombées sur les passations de marchés.

Enfin, plus les relations économiques entre les deux pays sont sujettes à des règles multilatérales, moins on peut s’attendre à ce que le boycott ait un impact. Un mouvement official de boycott de la France par la Chine serait certainement condamné par l’Organisation mondiale du commerce. Et l’appartenance de la France à l’Union Européenne rend pour la Chine très risquée l’option d’un boycott. Comme l’a fait savoir Joerg Wuttke, le président de la Chambre de commerce de l’UE en Chine, un boycott chinois des produits français se traduirait par des représailles européennes.

Il y a donc fort à parier que même si les jeunes Chinois crient victoire après la mise en place de leur boycott le 1er mai, cette dispute n’aura pas de répercussions à long terme sur les relations économiques franco-chinoises.