Mondialisation: la French Touch edit
Le 28 septembre, Dominique Strauss-Kahn est devenu le nouveau directeur général du Fonds monétaire international. Il suit ainsi les traces de ses compatriotes Pierre-Paul Schweitzer (1963-1973), Jacques de Larosière (1979-1987) et Michel Camdessus (1987-2000). Ce sont en effet des Français qui ont régné sur le Fonds pour plus de la moitié de son existence. Mais cette touche française sur les organisations économiques internationales les plus puissantes ne s’arrête pas à la 19e rue de Washington – pour ne citer que Pascal Lamy, directeur général de l’Organisation mondiale du commerce depuis 2005, et Jean-Claude Trichet, à la tête de la Banque centrale européenne depuis 2003.
La part des Français dans les organisations internationales économiques et financières semble tout-à-fait disproportionnée. Après tout, la France n’est qu’une puissance moyenne. Mais c’est un pays avec une longue tradition de diplomatie et des élites bureaucratiques fort capables. Et le pays a bénéficié d’arrangements de partage du pouvoir entre l’Europe et les Etats-Unis, arrangements qui semblent aujourd’hui bien archaïques et appartiendront sans doute bientôt au passé. Il n’est donc pas si étonnant de voir cette surreprésentation des Français dans les institutions économiques internationales.
Ce qui est plus étonnant, et certainement paradoxal, c’est de trouver tant de Français aux rênes des institutions qui font la mondialisation, alors que la France entretient un rapport si obsessionnel et si craintif, parfois même schizophrénique, face à la mondialisation. Sondage après sondage, on a vu que les Français sont ceux qui redoutent le plus la mondialisation en Europe et dans tout le monde développé. C’est en France que les brûlots antimondialisation étaient des best-sellers à la fin des années 1990. C’est en France que le “démantèlement” du McDo de Millau a transformé son instigateur en héros national. C’est en France que les peurs engendrées par la mondialisation ont fait une si belle place à l’extrême-gauche aux élections présidentielles de 2002 et ont conduit à l’échec du référendum sur la constitution européenne en 2005. Et même aujourd’hui, à l’époque supposée néolibérale de Nicolas Sarkozy, la mondialisation reste un sujet tabou.
Il est donc pour le moins curieux que tant de Français aient été en position de façonner cette même mondialisation du fait de leur position à la tête d’une organisation internationale. En ont-ils profité pour apposer une touche française à la mondialisation?
Oui, bien sûr, ils l’ont fait. Ces fonctionnaires français ont emmené dans leurs bagages l’idée que la mondialisation pouvait être maîtrisée, ainsi que les instruments de cette maîtrise. Et pourtant, paradoxalement, en permettant aux organisations internationales de maîtriser la mondialisation au lieu de la libérer et de la débrider, ils ont contribué à forger un monde plus libéral et plus mondialisé. “Mondialisation maîtrisée” : voilà qui sonne bureaucratique, et à juste titre. Mais c’est aussi un processus éminemment politique: le simple fait de réécrire les règles, codifier les normes et donner plus de pouvoirs aux organisations internationales a étendu l’emprise de la mondialisation.
Le concept et l’expression “mondialisation maîtrisée” sont tous deux français à l’origine. L’expression a pénétré la rhétorique européenne pour la première fois en septembre 1999, lorsque le socialiste Pascal Lamy l’employa dans son discours devant le Parlement européen lors de sa nomination au poste de Commissaire européen au commerce et déclara qu’il en ferait son objectif principal à ce poste. L’expression, qui fut très difficile à traduire en anglais (on dit désormais “managed globalization” ou “harnessed globalization”), connaît des variantes telles que “la mondialisation par les règles” et “la mondialisation à visage humain”. Ainsi, Pascal Lamy a donné un nom à une idée et une pratique qui avaient été développées par des fonctionnaires et des hommes politiques socialistes dans la décennie précédente – ceux-là mêmes qui avaient ouvert la France vers le marché, l’Europe et le monde dans les années 1980. De fait, la nature désorganisée et décentralisée de la mondialisation était particulièrement difficile à concilier avec la croyance française fondamentale dans les bienfaits du dirigisme.
En tant que doctrine politique, la “mondialisation maîtrisée” demandait que des règles soient écrites et suivies, que la juridiction des organisations internationales soit étendue, et que les pouvoirs de ces mêmes organisations soient augmentés. Ainsi, les bureaucraties pourraient jouer un rôle décisif pour façonner les pratiques à la fois des gouvernements et des entreprises. Si les bureaucraties n’étaient pas françaises, elles ne seraient pas non plus américaines. D’une certaine façon, la doctrine envisageait de supplanter, ou tout du moins de complémenter, la domination des entreprises et du gouvernement américains par des règles internationales – la fameuse “gouvernance mondiale”. Bien que la doctrine fût française à l’origine, elle en vint à définir le projet européen. Après avoir défini la nature de la construction européenne pendant des années, les élites technocratiques françaises se mirent à influencer les autres institutions de l’économie mondiale.
Ceci n’est pas pour dire, bien entendu, que la mondialisation est une conspiration des hommes politiques français. Paris n’a pas développé un plan d’ensemble pour gouverner l’économie mondiale. C’est plutôt que les Français qui peuplent les organisations internationales ont amené avec eux un socle commun d’hypothèses sur la meilleure façon d’organiser le capitalisme au-delà des frontières. Cette concordance signifie, cependant, que tous les observateurs français qui voient dans la mondialisation une conspiration des financiers de Wall Street, des fonctionnaires du Trésor des Etats-Unis, et des multinationales américaines devraient regarder ailleurs. Les fondations institutionnelles de l’ère présente de la mondialisation, ces règles qui ont permis aux biens et à l’argent de circuler de plus en plus vite, ont été posées plus par les Français eux-mêmes que par qui que ce soit d’autre.
En pratique, la mondialisation maîtrisée a été tout sauf asphyxiante. Certes, les règles globales ont été codifiées et les institutions ont vu leurs pouvoirs renforcés. Mais le contenu de ces règles a été libéral, et les organisations ont utilisé leurs pouvoirs ainsi renforcés pour encourager la libéralisation des marchés de biens, services, et capitaux. L’européanisation des marchés de capitaux, par exemple, est basée sur l’architecture financière la plus libérale jamais codifiée. Les négociations entre la France et l’Allemagne sur les règles européennes dans les années 1980 ont donné lieu à des obligations profondes pour les Etats membres de libéraliser – pas seulement entre les pays européens, mais aussi avec les pays tiers. Le “Code de libéralisation des mouvements de capitaux” de l’OCDE s’ensuivit, et sur le même modèle : sous impulsion française et avec des négociations intra-européennes.
Et de même pour le FMI : Michel Camdessus, par exemple, joua un rôle crucial dans l’effort, pendant les années 1990, d’étendre la juridiction du FMI aux politiques des Etats membres sur les mouvements transfrontaliers de capitaux et de donner au Fonds le but et le devoir de libéraliser les mouvements de capitaux. Bien que cet effort se soit soldé par un échec, en grande partie à cause du scepticisme des politiques américains, le projet de Camdessus comprenait ouvertement l’augmentation des pouvoirs du FMI par la codification de règles libérales.
Aujourd’hui, le FMI se trouve dans une situation peu enviable. Au milieu des réserves de change internationales amassées par les gouvernements des pays émergents, le rôle de l’organisation dans la gestion d’une crise future est plus qu’incertain. Les Etats membres se plaignent régulièrement de la prudence des conseils du FMI. Et l’organisation ne dispose pas d’un levier suffisamment efficace, ou même d’un levier tout court, sur la source du plus gros problème de l’économie mondiale à l’heure actuelle : le déficit toujours plus grand de la balance des comptes des Etats-Unis. La crise de légitimité du FMI est profonde.
Peut-être que Dominique Strauss-Kahn pourra sauver l’organisation. Il est, après tout, légitimement qualifié, comme l’étaient ses prédécesseurs français. Et la doctrine de la mondialisation maîtrisée promet une façon bien supérieure et bien plus légitime d’arriver à un ordre juste que celui promis par une mondialisation désinhibée et sans règles : au lieu de se baser sur les rapports de force et le pouvoir brut, ces organisations internationales, et le FMI en particulier, fondent leur action sur le dialogue, l’argumentation, et la délibération.
A une exception près : l’arrangement archaïque qui a permis aux Européens, une fois encore, de choisir le patron du FMI entame sa légitimité. Bien que le leadership français ait été en général plutôt positif en faveur des pays en développement, notoirement sous-représentés, l’expérience a montré que le processus est aussi important que le résultat. Strauss-Kahn est sans doute le bon Français pour la tâche à accomplir. Mais le processus par lequel il a été nommé, c’est-à-dire un strict minimum de délibération en Europe et de marketing dans le reste du monde, n’est pas loin d’être vu comme illégitime. Son défi sera de parler au nom du reste du monde, sans que le reste du monde le lui ait demandé ; de convaincre les parties prenantes que le résultat est plus important que le processus ; et de prouver que le monde, et la mondialisation, ont bénéficié de la touche française.
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