Pourquoi la Corée du Nord lance ses missiles edit
Le 5 juillet à l'aube, heure de Pyongyang, les Nord-Coréens tirent leurs premiers missiles. A Washington, c'est le soir du 4 juillet, et les Américains célèbrent leur fête nationale à grand renfort de pétards et de feux d'artifice. Le gouvernement de Kim Jong-il a le goût de l'à-propos et un sens particulier de la farce. L'intention symbolique est limpide, quand bien même le Département d'Etat feint de ne pas la comprendre (« Pourquoi le 4 juillet ? Aucune idée, demandez à Kim Jong-il »). Les Nord-Coréens s'adressent d'abord et avant tout au gouvernement de George Bush. Le choix du 4 juillet contient aussi un autre symbole, plus ambigu. Si Independence Day est une fête de la liberté autrefois acquise à la couronne britannique, il est moins sûr que les tirs de missiles nord-coréens soient la manifestation d'une véritable indépendance de Pyongyang sur la scène internationale. Certes, Pyongyang est un électron libre dans l'espace de la politique mondiale, un « Etat-voyou » qui ne se sent lié par aucune sorte de contrat social établi à l'échelle globale. Mais la Corée du Nord est-elle vraiment, absolument, autonome ? Ses efforts déployés pour susciter une réaction des Etats-Unis ne sont-ils pas l'illustration, au contraire, de sa dépendance, ou plus précisément de sa position paradoxale dans un monde globalisé ?
Le terme de rogue state, « Etat-voyou », inventé par l’équipe de Bill Clinton, ne décrit que très imparfaitement la situation singulière du pays ermite : son expérience inversée de la mondialisation. A bien des égards la Corée du Nord représente un trou noir dans la toile de la mondialisation. La formidable dynamique transnationale planétaire s’arrête à ses frontières ; aucun flux, qu’il soit économique, technologique, culturel ou même strictement écologique, ne passe, ou ne semble pouvoir passer. On se souvient comment le gigantesque tsunami de Noël 2004 qui avait ravagé une bonne partie de l’Asie du Sud-Est, semblait avoir mystérieusement épargné Myanmar, tout du moins d’après les autorités de Rangoon : impossible pour les organisations d’aide internationale d’y évaluer l’impact de la catastrophe et a fortiori d’y envoyer des secours. Il en est de même pour la Corée du Nord et la grippe aviaire. On sait, par le biais d’associations humanitaires, que le gouvernement chinois a fait don à Pyongyang de matériel de détection de la maladie. Mais officiellement le Paradis des Travailleurs n’est pas concerné par cette épidémie mondiale (et particulièrement asiatique), pas plus que par celle du sida, dont on commence à découvrir l’ampleur dans la Chine voisine. Les frontières, même terrestres, et contrôlées par un régime extraordinairement répressif, ne sont jamais parfaitement étanches. Le virus du sida peut pénétrer en Corée du Nord grâce au trafic clandestin croissant, de biens et de personnes, entre celle-ci et les provinces chinoises du Nord-Est, autour du fleuve Tumen.
Par ailleurs l’Etat nord-coréen lui-même participe activement à une certaine mondialisation, celle de la criminalité transnationale. Depuis le début des années quatre-vingt-dix, avec tout le sérieux d’une économie planifiée, Pyongyang produit de vastes quantités de faux dollars, d’amphétamines et autres drogues chimiques, écoulés à travers la planète grâce à la fluidité de distribution que permet notre époque. Ces activités de la Corée du Nord, qualifiée d’ « Etat Soprano » par un diplomate américain – en référence à la célèbre série télévisée-, ont précisément constitué la pierre d’achoppement de la reprise des négociations à six sur la dénucléarisation du régime de Pyongyang, les six party talks incluant les Etats-Unis, la Corée du Sud, le Japon, la Chine et la Russie. L’hiver dernier, le Département du Trésor américain a appelé à un boycott des institutions financières sur lesquelles s’appuie le commerce maffieux de Pyongyang, notamment la Banco Delta Asia à Macau. Les autorités nord-coréennes ont exprimé leur indignation face à cette menace contre une source – sans aucun doute précieuse pour elles- de revenus, et annoncé leur retrait du dialogue à six. Depuis, la situation reste bloquée.
L’ordre de la guerre froide était plus simple pour la Corée du Nord. Tout en prônant le principe de juche, d’autonomie fondamentale, le gouvernement de Pyongyang bénéficiait du soutien matériel d’une économie soviétique de portée globale, dépassant les frontières géographiques de l’URSS. Il entretenait par ailleurs une relation de franche hostilité avec les Etats-Unis et ses deux fidèles alliés, le Japon et la Corée du Sud. L’écroulement de l’univers soviétique n’a pas seulement accéléré le basculement de la Corée du Nord dans le sous-développement et la très grande pauvreté ; il a placé Pyongyang dans une position fortement complexe, oscillant entre deux mouvements contradictoires et pareillement improbables, une volonté d’isolement absolu, d’une part, et un engagement conséquent, d’autre part, dans le jeu mondial. Dans les années quatre-vingt-dix, la Corée du Nord est devenu le premier bénéficiaire du programme alimentaire des Nations Unies. Mais le minimum d’ingérence nécessaire à la mise en place du programme s’est avéré insupportable pour le gouvernement de Kim Jong-il qui, en décembre 2005, a décidé d’expulser l’équipe onusienne de son pays. Le programme vient de reprendre ce printemps avec, pour les agents de l’ONU, des conditions très limitées d’accès aux populations touchées par la famine, réduisant en conséquence l’aide apportée. La légitimité interne, et donc la survie, du régime de Pyongyang dépend de son adhésion aussi complète que possible au principe d’indépendance nationale et de fermeture des frontières. La survie du pays, et in fine celle du régime, passe par une insertion dans la dynamique globale, ne serait-ce que sous une forme pervertie, comme le commerce d’amphétamines et le blanchiment d’argent, mais également par la recherche d’aide humanitaire. La tension de cette contradiction n’est guère viable – l’implosion violente de la Corée du Nord est d’ailleurs un scénario régulièrement évoqué, et redouté, à Séoul, Tokyo et Washington. Le seul moyen de sortir de cet infernal casse-tête est probablement, comme l’exprime à sa façon baroque Kim Jong-il, d’engager un dialogue direct avec les Etats-Unis. Un face-à-face Kim-Bush apporterait un prestige considérable au leader nord-coréen, lui qui n’a jamais eu comme son père une forte assise politique interne. Cela l’aiderait peut-être à mener plus fermement les quelques réformes d’ouverture « à la chinoise », auxquelles il s’est déjà essayé timidement, sans grand succès jusqu’à présent.
Christopher Hill, le représentant de Washington chargé de gérer cette nouvelle crise nord-coréenne, a clairement fait savoir qu’il n’y aurait pas, d’entrée de jeu, d’échanges directs entre les Etats-Unis et la Corée du Nord. Pour le gouvernement américain, la priorité est à la reprise des négociations à six. Contrairement à Bill Clinton qui avait fait miroiter cette possibilité, George Bush a toujours exprimé une forte réticence, voire une répugnance, à l’idée d’un tête-à-tête avec Kim Jong-il. L’insistance de Pyongyang pour obtenir ce dialogue s’explique, au-delà des considérations immédiates de politique interne nord-coréenne, par une vision du monde ancienne mais qui, en un sens, a toujours cours en Asie du Nord-Est (Chine, Japon, Corée). Cette vision est celle de l’univers défini autrefois par l’empire du Milieu, un monde fortement hiérarchisé – on est très loin du principe d’égalité des nations incarné par l’ONU -, dominé alors par la puissance chinoise, avec à son sommet le Fils du Ciel. Aujourd’hui cette puissance est américaine et le Fils du Ciel s’appelle George. Aucun pays d’Asie du Nord-Est ne semble complètement échapper au besoin de se placer dans cette représentation hiérarchique non-dite, se disputant sourdement la gloire d’un dialogue exclusif, fût-il en termes hostiles, avec Washington. La Corée du Nord, de manière caricaturale et désespérée, se réfère implicitement à un répertoire géopolitique dont ses voisins ne se sont pas non plus entièrement affranchis.
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