Égypte: regard froid sur une crise brûlante edit

4 février 2011

Le mouvement de protestation contre le président Moubarak a abouti, pour l’instant, à un résultat paradoxal : le retour des militaires au cœur du régime et l’éviction des réformateurs du parti au pouvoir. Le nouveau vice-président, Omar Souleiman, est un général, chef des services de renseignements, et très proche de Hosni Moubarak. Il s’est illustré durant les années 1990 dans la lutte contre les islamistes. Le nouveau Premier ministre, Ahmed Chafik, est également un général. Le perdant, c’est le fils du président, Gamal Moubarak, derrière lequel s’étaient coalisés les réformateurs, qui espéraient moderniser le parti au pouvoir, le Parti national démocratique (PND), en l’organisant comme les grands partis démocratiques et en promouvant une ouverture politique du régime, notamment par la libéralisation des élections.

Il espérait fonder la légitimité de celui-ci sur une nouvelle approche de la question sociale. Ce projet de changement dans le régime a été emporté par le compréhensible désir des manifestants de, tout simplement, changer de régime. Toutefois, pour l’instant, le seul changement constatable est tout à l’opposé de leur désir : il place Omar Souleiman en position de successeur de Hosni Moubarak. Il faut insister sur ce point : l’armée n’est pas un acteur neutre entre le régime et les manifestants, c’est le régime.

Un autre paradoxe réside dans la radicalité des demandes des manifestants et dans ce qu’ils représentent : un millions de manifestants (ou plus), ce n’est pas un raz de marée à l’échelle d’une ville comme Le Caire. Que l’on compare ce chiffre à celui des manifestations qui suivirent le trucage des élections en Iran et l’on aura une idée de la singularité d’un mouvement populaire que, cependant, le peuple n’accompagne pas vraiment. Il ne s’agit pas de dire que les manifestants ne représentent qu’eux-mêmes ou que ce qu’ils pensent n’est pas répandu dans la population. Il s’agit d’un simple constat : la protestation est radicale mais les troupes des protestataires sont somme toutes encore faibles. Des étudiants manifestent, des ouvriers manifestent, des fonctionnaires, sans doute, manifestent, mais ce ne sont pas les étudiants, les ouvriers, les fonctionnaires. Pas plus que ne manifestent en masse les déshérités des quartiers populaires.

Le gouvernement a, certes, affaire à un mouvement sans précédent, mais ce mouvement n’est pas arrivé à faire suffisamment nombre pour le contraindre à même envisager de céder. Et, à vrai dire, dans ces circonstances, il serait irrationnel qu’il cède. Pourquoi un gouvernement dont tout le monde ne cesse de répéter qu’il est autoritaire – et qui l’est – céderait-il dans un rapport de force qui ne lui est pas défavorable ? Demander à Hosni Moubarak d’écouter les revendications des manifestants, comme le disent les Américains, c’est tout simplement lui demander d’accepter de partir et c’est demander au régime d’accepter sa fin. Il ne peut rien en résulter.

Face à ces deux radicalités quelles sont les évolutions possibles ? Pour que les manifestants l’emportent, il est impératif qu’ils parviennent à faire nombre, à s’organiser, à attirer des syndicats et, certainement, à s’entendre avec les Frères musulmans. Bref, à créer un front qui ne soit pas que de mots, à formuler des propositions concrètes. Or, si la démocratie est un cri, ce n’est pas pour autant un programme. Ils doivent apparaître aux gouvernants comme un collectif crédible, partenaire d’une négociation qui s’imposerait. Ce qui impliquerait également qu’ils en rabattent sur la radicalité de leurs demandes. Ils peuvent aussi espérer une dislocation du régime. Rien, pourtant, ne l’annonce. Le régime, lui, a beaucoup moins à faire, ce qui le place en meilleure position : il lui faut tenir, gagner du temps, inquiéter suffisamment pour dissuader la population de se rallier au mouvement. Les contre-manifestations des partisans de Hosni Moubarak vont certainement avoir cette conséquence. Il peut aussi décider d’user offensivement de l’armée sous la simple prétexte de ramener le calme entre les deux groupes de manifestants. Il lui reste donc une possibilité d’escalade a priori plus tangible que celle qui reste aux manifestants. Ses troupes sont déjà sur place ; pour l’instant, le nombre qui fait défaut aux manifestants n’existe, lui, que virtuellement. Et, il est à craindre que la posture radicale qu’ils ont adoptée ne finissent par se retourner contre eux, et qu’une partie de la population n’en vienne à souhaiter le retour au calme plutôt que la poursuite d’une confrontation qui peine à aboutir.

Il me paraît pourtant important de séparer, dans notre analyse des choses, le sort du mouvement en lui-même, qui demeure fort incertain, et le sort de ce qu’il a exprimé. Ce qu’il a exprimé, en effet, est définitif et doit entrer dans les calculs des autocraties de la région : la volonté d’être des citoyens, cette chose que les gouvernants locaux n’ont jamais vraiment comprise, ce qui les a amené à considérer que leurs adversaires étaient des groupes d’opposants distincts du reste de la population, et qu’il suffisait de s’en prémunir pour rester en place. Ils ont d’abord craint les différentes gauches, puis les islamistes et, enfin, les pauvres, les appauvris et les démunis ; partant, ils ont cru, qu’ils pouvaient accroître leur légitimité par diverses formes de redistribution. Certes, la gauche et les islamistes n’étaient pas des adversaires imaginaires. Mais le fond du problème n’a jamais été là. Le fond du problème, c’est l’autoritarisme en lui-même ; car ce qui est radicalement inacceptable, pour lui, ce n’est pas nécessairement toujours ce qu’il fait, c’est ce qu’il est et le statut de mineurs qu’il impose aux gouvernés.

Il y a et il y aura toujours des raisons de ne pas accepter un tel régime ou de s’y sentir mal à l’aise ; et il apparaîtra toujours comme une anomalie plus ou moins tolérable, quelque chose d’appelé à disparaître. Les autocraties, elles-mêmes, ont intégré cette évaluation, puisqu’elles se présentent unanimement, aujourd’hui, comme des démocraties en devenir. Tout ce qu’elles demandent, finalement, c’est plus ou moins de temps. Et elles sont très ingénieuses pour s’en donner. Pourtant, c’est au mieux le temps d’un malade bien portant. Pourquoi ? Parce que le seul régime que les citoyens ne conspirent pas à détruire pour le remplacer par un autre, c’est la démocratie.