OMC : le steak argentin risque d'attendre encore un peu… edit

1 janvier 2007

La reprise des négociations pour achever le Cycle de Doha ne passionne pas les foules. Les sujets sont techniques et l'hypothèse retenue par nombre de commentateurs est que le rideau a été tiré en juillet dernier. La victoire écrasante des Démocrates, comme la montée du sentiment protectionniste en Europe, confortent, en première analyse, ce désintérêt. Pourtant, Américains et Européens se disent convaincus qu'il faut aboutir, et il est probable que les Démocrates auront besoin de l’OMC pour tailler dans les subventions agricoles grevant le budget américain.

En fait on ne repart pas de zéro: les négociations avaient permis d’aboutir au design d’un accord qui devrait refaire surface, à la faveur de quelques aménagements. N’oublions pas que ce Cycle va libéraliser deux ou trois fois plus l’agriculture que l’avait fait le Cycle d’Uruguay, s’agissant du soutien interne et des droits de douane. Agriculture mise à part il s’agirait notamment d’ouvrir plus les services financiers, de télécommunications, d’environnement ; de quoi aiguiser quelques appétits en Europe. Il en va de même d’une meilleure protection des indications géographiques d’origine. La perspective de libéraliser les services aux entreprises ne devrait pas non plus laisser les Indiens indifférents. Plus généralement, les pays en développement verraient d’un bon œil les règles anti-dumping dépoussiérées, car ce sera le dernier refuge de la protection une fois que les droits de douane industriels auront été abaissés. Même perspective pour l’accès de ces pays aux panels traitant les différends commerciaux. On envisage aussi de réduire la progressivité des tarifs d’amont en aval des chaînes de valeur, laquelle bloque pour l’instant leur développement industriel. Enfin, pour les plus pauvres de ces pays, l’aide au commerce, l’accès libre pour 97% de leurs produits, ou encore des progrès du côté de la facilitation des échanges, sont au menu.

Alors pourquoi cela va-t-il être si difficile, alors même que chaque Ministre peut trouver une bonne nouvelle à ramener chez lui, et que chacun s’accorde à penser qu’un échec affaiblirait définitivement l’OMC, ouvrant grand la porte au régionalisme, aux rapports de force, aux conflits commerciaux ? Et que risque-t-on de perdre de vue, trop occupé à obtenir un accord à l’arraché ?

Dans l’agriculture les efforts à consentir, c’est-à-dire le minimum syndical imposé par le puissant G20, emmené par un Brésil se projetant en « ferme du monde », ne sont pas négligeables : sur le papier, les droits de douane vont baisser de moitié au minimum au Nord, et d’un gros tiers au Sud. Comment y arriver ? En utilisant une formule par bandes, coupant plus les droits de douane les plus élevés. C’est du coup plus douloureux. Et c’est là que tout se complique en réalité. Par le petit jeu des droits de douane consolidés (ceux que l’on affiche officiellement) à des niveaux supérieurs aux droits réellement appliqués, la négociation portant sur les premiers de ces droits aura finalement moins d’impact que ce qu’annoncera le communiqué final. Par ailleurs, l’économie politique de la protection, comme une analyse raisonnée de la diversité des situations au sein du secteur agricole, montrent qu’il y a des produits particulièrement sensibles dont une trop forte libéralisation entraînerait un blocage total. L’élevage bovin en est un exemple en Europe : le bifteck argentin risque d’attendre encore un peu. Le beurre, qui concerne la encore le secteur de l’élevage, est un autre cas difficile. Pour ces produits sensibles, on prévoit d’ajuster la coupe : la question est de savoir combien de produits sensibles on autorise. Il va bien falloir ici que les champions de l’exportation de produits agricoles tempèrent un peu leurs exigences s’ils ne veulent pas tout perdre. Parallèlement, les subventions internes créant les plus fortes distorsions sur les marchés mondiaux vont devoir baisser de 60% à 70%, et des limites par produits devraient être introduites pour empêcher le petit jeu du respect des moyennes en concentrant les subventions sur un petit nombre de produits.

Dans l’industrie, l’ambition est également forte, et les difficultés importantes. Pas de formule par bande ici, mais une formule non linéaire (la fameuse formule « Suisse ») réduisant plus fortement les tarifs élevés ; comme son coefficient indique le droit de douane le plus élevé pouvant être conservé, on comprend qu’annoncer 10 (et donc 10%) ou 20 pour les pays du Sud, soulève quelques hésitations. Avec un coefficient 10, un droit de 20% est ramené à 6,7% et un droit de 200% à 9,5% ! Aussi, comme on autorise des exceptions au Nord dans l’agriculture, il va de soi que des exceptions sont envisagées pour le Sud en matière industrielle. Si les PMA sont exemptés de libéralisation, les pays émergents craignent que leur industrie, souvent encore assez protégée, soit mise à mal par une telle mécanique de coupe des droits.

On sent bien qu’un peu de bonne volonté partagée permettrait de soulager la pression sur les subventions américaines, que les Etats-Unis vont de toute façon chercher à réduire, de ne pas heurter de front les quelques secteurs agricoles européens posant problème, enfin de ne pas imposer de choc concurrentiel trop violent à des industries émergentes pouvant jouer un rôle important dans certains pays en développement. Mais cela suffira-t-il à rendre un tel compromis acceptable par la société civile ? Rien n’est moins sur.

En effet, limiter le raisonnement à ces acteurs fait peu de cas des pays pauvres, susceptibles de perdre à un compromis se limitant à agriculture et industrie. Et ceci pour deux raisons : d’une part en ne prenant pas part aux libéralisations, ils passeront à côté des coûts d’ajustement mais aussi des gains ; d’autre part, leurs marchés d’exportation traditionnels vont être contestés par de nouveaux concurrents jusqu’ici tenus à distance par des droits de douane à l’entrée sur les marchés du Nord, droits dont les pays pauvres étaient exemptés.

C’est là qu’interviennent d’une part la facilitation des échanges, et d’autre part le paquet pour le développement. Faciliter les échanges, c’est accélérer les procédures douanières, améliorer la collecte des recettes fiscales que constituent les droits de douane, réduire les coûts de transaction renchérissant les importations (une journée en douane réduit le commerce de 1%), permettre un décollage des petites et moyennes entreprises n’ayant pas les moyens de faire face aux surcharges bureaucratiques leur étant imposées lors du passage des frontières. L’Afrique Sub-Saharienne est particulièrement concernée : temps de passage en douane quatre fois plus long que dans l’OCDE, coûts de franchissement des frontières doubles, évasion fiscale au moment de la collecte des droits de douane constituant pourtant une assiette fiscale indispensable pour les budgets publics. Le paquet « Aid for Trade » devrait quant à lui cibler les pays particulièrement touchés par les problèmes de manque d’infrastructure, et ceux particulièrement sujets aux coûts d’ajustement imposés une libéralisation multilatérale à laquelle il ne prenne pas part.

Certes l’OMC n’est pas une organisation mandatée pour promouvoir le développement : il existe la Banque mondiale. Mais elle ne peut se désintéresser des conséquences pour certaines économies vulnérables de son action de libéralisation, fut-elle globalement bénéfique à l’économie mondiale. L’OMC ne peut pas non plus ignorer les difficultés rencontrées par nombre d’économies pauvres à tirer parti de l’ouverture ; les gains ne vont pas de soi ; ils supposent au contraire tout un environnement institutionnel, d’infrastructures, de financement. Il serait bon que les ministres, dans leur hâte à trouver un équilibre politiquement acceptable sur le plan interne, n’oublient pas cette évidence : il s’agit du « Doha Development Agenda ».