Le moment hamiltonien de l’Europe? edit

26 juin 2020

Après avoir traité l’urgence avec l’intervention massive de la BCE, puis commencé à réparer les dégâts avec le MES, le programme SURE d’indemnisation du chômage et les fonds de la BEI pour relancer l’investissement et aider les PME, la Commission propose un Fonds de relance de 750 milliards d’euros inspiré du projet Merkel-Macron du 18 mai[1]. Ce fonds serait affecté aux régions aux secteurs et aux pays ayant le plus souffert de la pandémie. Il serait levé par la Commission, garanti par le Budget, et comporterait une part subventions et une part prêts[2].

L’accueil des médias et au delà des observateurs européens confine à l’enthousiasme : ce serait rien moins que le moment hamiltonien de l’intégration européenne, ce moment ou la confédération mue en fédération, où la mutualisation de la dette ouvre la voie à la création d’une Agence de la dette et donc d’un Trésor européen, et donc à la levée d’impôts européens pour assurer le service de la dette. Une union de transferts basée sur la solidarité et la redistribution s’esquisserait ainsi conférant à terme au Parlement européen un vrai pouvoir législatif au nom du principe « no taxation without représentation ».

Ce moment hamiltonien aurait été rendu possible par la conversion de l’Allemagne à l’Union de Transferts jusque-là rejetée avec constance par Mme Merkel et ses prédécesseurs. À nouveau la question se pose, s’agit-il du dernier tabou allemand qui vient de sauter, ouvrant la voie à l’union politique, ou est-ce une solution ad hoc pour éviter les risques d’éclatement de l’euro, dont l’occasion aura été paradoxalement fournie par l’arrêt eurosceptique de la Cour de Karlsruhe, un moment whatever it takes? Dans les deux cas une avancée notable est réalisée à la faveur de la crise mais la portée n’est bien sûr pas la même.

Ainsi et sans transition l’opinion publique et l’opinion informée ont basculé d’une vision noire de l’Europe, égoïste, incapable de tendre la main à l’Italie en pleine pandémie et donc menacée d’éclatement, à celle d’une Europe qui affronte la crise, réinvente la solidarité et se donne un destin fédéral.

Cette alternance de points de vue extrêmes est fidèle à la valse à trois temps déjà décrite ici pour retracer les crises passées avec dans un premier temps les mauvais réflexes de la division et des rappels à la norme suivis de l’intervention de la BCE, dans un deuxième temps l’invention d’outils de gestion de crise comme le MES, SURE ou les financements de la BEI et dans un troisième temps les programmes de relance avec ce qu’il faut d’ambition pour inventer le monde d’après.

Le Fonds de relance représente une avancée significative mais ne peut être qualifié de moment hamiltonien à ce stade. Pourquoi ?

1 - D’abord et avant tout parce que le moment hamiltonien se constate avec le recul du temps, et que la Commission insiste sur le caractère transitoire, exceptionnel, limité dans le temps de cette initiative. Elle insiste de plus sur le caractère ciblé de la démarche : c’est une réponse à la pandémie, les dépenses doivent réparer, aider les secteurs les plus atteints… tout en s’inscrivant dans l’orientation générale de la double transition écologique et numérique.

2 - Le caractère réellement novateur ne pourra être apprécié qu’au terme du processus actuel de négociation . Or à ce stade subsistent des incertitudes sur le montage final, sur les parts respectives des subventions et de la dette, sur la clé de répartition des efforts et des bénéfices entre pays, sur la conditionnalité, sur le caractère durable des ressources propres, et au total sur la capacité des « quatre frugaux » (Danemark, Suède, Pays-Bas, Autriche) d’accepter réellement une logique de solidarité.

3 - La levée de dettes par l’Union n’est pas chose nouvelle, la Commission avec SURE, la BEI avec son programme d’investissements, le MES… le font déjà. La nouveauté réside davantage dans l’ampleur du programme (750 milliards d’euros). La part subventions  serait de l’ordre de 440 milliards et profitera massivement à l’Italie (82 milliards de subvention et 91 milliards de dette) et à l’Espagne (77 milliards de subventions et 63 milliards de dettes), il y a donc volonté de solidarité et acceptation du principe de transferts[3].

4 - La décision de lever des ressources propres pour le budget européen n’est pas nouvelle non plus, la nouveauté serait de lever des taxes communautaires à fort rendement sur le numérique le carbone, le plastique, les transactions financières… et de sortir ainsi de la logique de financement par les Etats membres, or rien à ce stade n’a été véritablement décidé.

5 - Cédant au vertige de la nouveauté, les autorités communautaires additionnent les 750 milliards d’euros du plan actuel plus les 540 milliards du plan précédent soit 10% du PIB européen plus les 1100 milliards du budget futur… sauf que le Plan Van der Leyen est pour quatre ans, le budget pour sept ans… La nouveauté aurait consisté en un engagement permanent qui se serait traduit par une augmentation significative et durable du budget européen au lieu que les responsables insistent sur le caractère exceptionnel du Plan de Relance.

6 - La magie du plan Hamilton résidait dans le choix fait par le gouvernement fédéral de prendre à sa charge la dette accumulée par les 13 États pendant la guerre d’Indépendance et d’assurer le service de la dette ainsi fédéralisée par un impôt fédéral. Or dans le cas européen la dette héritée du passé et qui crée une profonde inégalité entre l’Italie, l’Allemagne et les Pays-Bas reste confinée dans les États qui l’ont contracté. Ainsi le risque de solvabilité italien qui est périodiquement évoqué n’est guère traité.

7- Le Fonds sera géré par l’UE et non par l’Eurozone, l’articulation politique budgétaire politique monétaire est moins évidente dès lors que la BCE ne fait pas partie du jeu. Ainsi un pays comme la Suède qui ne fait pas partie de la zone euro aura son mot à dire sur la gestion du fonds, la conditionnalité imposée éventuellement à l’Italie et peut exercer de fortes pressions pour réduire l’enveloppe des transferts sans se soucier des effets sur la zone euro d’une telle attitude.

8 - Enfin comme nous l’enseigne le cas américain  le vrai moment Hamiltonien intervient quand la taille du budget fédéral autorise l’action contra-cyclique, ce qui reste largement hors de portée pour l’Europe.

Pourquoi donc cette avancée réelle est-elle saluée comme une percée décisive un moment de bascule vers le fédéralisme budgétaire et l’Union politique ?

La première raison tient à l’évolution de la position allemande. On l’a souvent dit l’union de transferts a toujours été considérée comme tabou même si de tels transferts avaient lieu en dessous du radar des opinions publiques. Comment expliquer cette avancée ? Certains évoquent la volonté de Merkel de marquer sa fin de mandat par une avancée irréversible de la construction européenne. D’autres, une prise de conscience progressive par l’opinion publique allemande des bénéfices tirés par l’appartenance à la zone euro et des risques de l’éclatement. D’autres enfin une réévaluation des politiques d’austérité imposées aux pays du Sud et la volonté de réparer partiellement les dégâts de cette politique. Le calendrier de cette décision conduit à privilégier une autre explication. L’Arrêt de la Cour de Karlsruhe a en effet fragilisé la BCE qui jusqu’ici, au-delà de ses responsabilités, agissait comme garant politique en dernier ressort de l’Union. Dès lors que l’arme monétaire est partiellement enrayée et comme n’a cessé de le demander la BCE il fallait recourir à l’arme budgétaire.

La deuxième raison est que le plan européen ne se conçoit pas comme un outil classique de relance en sortie de crise. Son ambition est plus vaste. En l’inscrivant dans le cadre de la programmation budgétaire 2021/27 il oblige les États bénéficiaires à s’inscrire dans la perspective du Green Deal et il mobilise des moyens significatifs au service des objectifs de transition numérique et de résilience économique.

Enfin, en faisant de l’union sanitaire le nouvel horizon de l’intégration et en légitimant le discours macroniste sur la souveraineté industrielle il ouvre des perspectives inédites. En faisant de la résilience économique un mot d’ordre communautaire, la Commission ouvre la voie à une politique plus intégrée visant à réduire la dépendance européenne à l’égard de sources d’approvisionnement lointaines. Cette politique passe par la constitution de stocks de précaution, par la diversification des fournisseurs, par des exigences nouvelles de contenu local voire par une esquisse de politique de relocalisation pour certains segments cruciaux des chaînes de valeur mondiales.

La dernière raison tient à l’audace apparente du plan européen qui prévoit des ressources propres dans des domaines où l’affrontement avec la Chine et les États-Unis est inévitable. Taxer les plateformes numériques et le carbone contenu dans les importations c’est ajouter un conflit à ceux qui existent déjà avec les États-Unis en matière commerciale et avec la Chine sur les investissements directs en Europe.

Au total les progrès sont incontestables et si ce programme venait à être réalisé, nul doute que la pandémie aura été l’occasion d’un pas supplémentaire dans l’intégration mais la percée vers l’union politique restera une perspective.

L’enthousiasme des europhiles tient donc davantage à l’anticipation de dynamiques initiées à la faveur de la crise qu’à la matérialité des décisions prises.

Bref les lignes ont bougé mais à ce stade notre modèle de résolution des crises n’est guère entamé.

L’ampleur du plan de relance reste très limitée. Le contenu subventions même pour l’Italie est limité par rapport au choc macro-économique de la pandémie. Le fédéralisme budgétaire reste une perspective lointaine. Les ressources propres sont esquissées. Quant aux promesses de l’union sanitaire, de la souveraineté industrielle reconquise ou à l’affirmation géopolitique face à la Chine, le chemin à parcourir reste considérable.

En fait les réactions hyperboliques à l’annonce du plan ne sont que l’envers des discours catastrophistes tenus au commencement de la crise quand l’aide sanitaire d’urgence était refusée à l’Italie. Plus qu’un « Hamiltonian moment » c’est plutôt d’un « whatever it takes moment » qu’il s’agit, selon l’expression devenue fameuse de Mario Draghi en juillet 2012 quand il s’engageait à tout faire pour sauver l’euro.

 

[1] Formellement la Commission a proposé un budget de l’Union pour 2021/2027 de 1850 milliards d’Euros composé d’un programme intitulé Next Generation de 750 milliards d’Euros destinés à relancer l’économie européenne en début de période et d’un budget plus classique de 1100 milliards d’euros. Next Generation serait financé par l’emprunt et remboursé entre 2028 et 2058.

[2] Le fonds servira pour partie à abonder des programmes existants à hauteur de 170 milliards d’euros et pour partie à financer un nouveau Programme (Recovery and Resilence Facility) à hauteur de 560 milliards d’Euros (Subventions 310 milliards et prêts pour 250 milliards)

[3] À titre de comparaison la France recevrait 39 milliards de subventions et l’Allemagne 29 mais France et Allemagne ne recevraient aucun prêt.