La croissance manquante edit

17 octobre 2017

Le ralentissement de la croissance de la productivité totale des facteurs a amené certains économistes à penser que le monde est à court d'idées pour l'innovation. Mais avant d’en venir à cette conclusion il faut réviser la façon dont on mesure la production. Or la méthode d’imputation utilisée aujourd’hui introduit un biais de la mesure de la production. En faisant la distinction entre les produits véritablement nouveaux et les produits existants, on peut repérer et quantifier une « croissance manquante », qui existe mais n’est pas mesurée aujourd’hui. La prise en compte de cette croissance manquante permettra aux services de statistique d'améliorer leur méthodologie et de mieux reconnaître la disponibilité immédiate de nouvelles idées. Elle aura aussi des implications pour les politiques économiques et le ciblage de l'inflation.

Robert Gordon (2012) soutient que l’ère des grandes innovations est révolue et que le processus d’innovation génère désormais des rendements décroissants, ce qui induit un ralentissement irréversible de la croissance de la productivité totale des facteurs. L’avenir de notre économie sera-t-il vraiment dominé par la stagnation séculaire ? Et qu’est-ce qui explique le récent ralentissement de la croissance mesurée de la productivité?

Ces interrogations soulèvent la question plus générale de la mesure de la production réelle : le ralentissement observé pourrait en fait traduire une difficulté grandissante à quantifier la production réelle.

En pratique, la production nominale est relativement simple à observer. Mais la croissance de la production nominale doit être divisée en deux composantes, la croissance réelle et l’inflation. Par conséquent, le biais dans la mesure de la croissance de la productivité et le biais dans la mesure de l’inflation sont les deux faces d’une même médaille. En 1996, la Commission Boskin avait déjà alerté sur des biais potentiels dans la façon dont le US Bureau of Labor Statistics tient compte des nouveaux produits dans le calcul de l’indice des prix à la consommation. En particulier, la Commission se demandait si le Bureau des statistiques du travail prenait correctement en compte les produits subissant un simple changement de modèle (par exemple, les millésimes d’un modèle de voiture) et les variétés de produits complètement nouvelles.

Dans un article récent (Aghion et al. 2017), nous proposons une méthode qui traite des nouvelles variétés de produits, mais aussi et surtout des produits qui sont sujets à une destruction créative. Ce faisant, nous mettons en évidence et quantifions une source supplémentaire de biais, négligée, qui a trait à l’imputation – une méthode utilisée par le US Bureau of Labor Statistics ainsi que par les instituts de statistique de la plupart des autres pays de l’OCDE. La destruction créative implique que les produits quittent le marché parce qu’ils sont éclipsés par un meilleur produit vendu par un nouveau producteur. La procédure standard dans de tels cas est de supposer que le taux d’inflation corrigé de la qualité est le même que pour les autres éléments de la même catégorie que l’office statistique peut suivre dans le temps, c’est-à-dire les produits qui ne sont pas soumis à une destruction créative. Cependant, la destruction créative implique que les nouveaux produits entrent sur le marché parce que leur prix ajusté en fonction de la qualité est plus faible. Notre étude tente de quantifier le biais qui résulte du recours à l’imputation pour mesurer la croissance de la productivité américaine dans les cas de destruction créative.

Si l’institut de statistique avait eu raison de supposer que le taux d’inflation ajusté en fonction de la qualité est le même pour les produits ayant fait l’objet d’une destruction créative que pour les produits existants survivants, la part de marché des produits existants survivants devrait rester constante dans le temps. Si la part de marché de ces produits en place diminue systématiquement au fil du temps, le sous-ensemble de produits survivant doit avoir un taux d’inflation moyen plus élevé que les produits détruits dans une logique de destruction créative. Pour une élasticité donnée de substitution entre les produits, plus la part de marché des produits survivants diminue, plus la croissance est faible.

Nous appliquons ce cadre aux données sur l’emploi au niveau des établissements pour toutes les entreprises non agricoles du recensement américain, afin de quantifier la croissance manquante de l’économie américaine au cours des trois dernières décennies, comme le montre la figure 1. Nous identifions les produits survivants et les usines ont survécu.

Nous estimons que, de 1983 à 2013, la croissance manquante a été en moyenne de 0,62% par an. Nous ne voyons pas de tendance temporelle claire dans ce biais. Dans la figure 1, nous ajoutons également à notre estimation de la croissance manquante la croissance de la productivité mesurée par le US Bureau of Labor Statistics, pour arriver à une « croissance réelle » (2). Il faut noter que comme la croissance manquante est relativement stable dans le temps, la croissance de la productivité totale des facteurs semble ralentir ces dernières années. En utilisant notre méthode de répartition des parts de marché, nous pouvons également examiner les manques de croissance dans tous les secteurs. Les résultats laissent entendre que la majeure partie de la croissance manquante provient des secteurs du commerce de détail et des services (par exemple les soins de santé) plutôt que de la production manufacturée.

Comme nous ne trouvons pas de tendance temporelle claire dans l’absence de croissance, le biais que nous quantifions ici ne peut expliquer le ralentissement mesuré de la croissance de la productivité. Pourquoi donc nous s’occuper de cette croissance manquante relativement constante d’environ 0,5% par an? Notre principale constatation a plusieurs implications pratiques. Premièrement, elle suggère des moyens par lesquels les instituts de statistique pourraient améliorer leur méthodologie. Deuxièmement, les idées nouvelles ne deviennent pas aussi difficiles à trouver que le suggèrent les statistiques officielles. Cela a des implications pour la production d’idées et la croissance future ainsi que pour une politique de croissance optimale. Troisièmement, la Réserve fédérale américaine pourrait envisager d’ajuster à la hausse sa cible d’inflation pour se rapprocher de la stabilité des prix ajustée en fonction de la qualité. Quatrièmement, comme l’a souligné la Commission Boskin, étant donné que les tranches d’imposition et les prestations de sécurité sociale américaines sont indexées sur l’inflation mesurée, elles évolueraient différemment si l’inflation officielle était réduite de 0,5% par an. Enfin, même si 0,5% par an peut sembler insignifiant, sur 30 ans cela s’accumule, ce qui signifie qu’une proportion plus élevée d’enfants jouit d’une meilleure qualité de vie que leurs parents (voir Chetty et al. 2017).

 

1. De 1988 à 2004, le taux de sortie annuel des produits a été de 22,5 % dans l’indice des prix à la consommation (Klenow et Kryvtsov 2008).

2. Nous prenons le chiffre BLS de la croissance de la productivité multifacteur exprimée en unités d’augmentation de la main-d’œuvre et nous ajoutons leur estimation de la contribution de la R&D et de la propriété intellectuelle pour obtenir les séries mesurées.

La version anglais de cet article est parue le 16 août 2017 dans VoxEU, sour le titre « Missing growth: How imputation and creative destruction affect TFP measurement ». Les opinions exprimées ne reflètent pas nécessairement celles de la Federal Reserve Bank of San Francisco ou du Conseil des gouverneurs du Système de la Réserve fédérale. Tous les résultats ont été examinés afin de s’assurer qu’aucune information confidentielle provenant du US Census Bureau ou du Bureau of Labor Statistics des États-Unis n’a été divulguée.

 

Références

Aghion, P, A Bergeaud, T Boppart, P J Klenow, and H Li (2017), “Missing Growth from Creative Destruction”, à paraître.
Boskin, M, R J Gordon, E Dullberger, Z Grilliches, and D Jorgenson (1996), “Toward a More Accurate Measure of the Cost of Living”, Final Report of the Senate Finance Committee from the Advisory Commission to Study the Consumer Price Index.
Chetty, R, D Grusky, M Hell, N Hendren, R Manduca, and J Narang (2017), “The Fading American Dream: Trends in Absolute Income Mobility since 1940”, Science, 356 (6336), 398-406.
Garcia-Macia, D, C-T Hsieh, and P J Klenow (2016), “How Destructive is Innovation?”, NBER Working Papers 22953.
Gordon, R J (2012), “Is U.S. Economic Growth Over? Faltering Innovation Confronts the Six Headwinds”, NBER Working Papers 18315.
Klenow, P J, and O Kryvtsov (2008), “State-dependent or Time-dependent Pricing: Does it Matter for Recent U.S. Inflation?”, Quarterly Journal of Economics, 123 (3), 863-904.