L’Europe et la Belle Époque edit

13 octobre 2011

« À la fin de ce siècle de paix, les choses s’amélioraient d’une façon toujours plus visible, toujours plus rapide. (…) On croyait aussi peu à la perspective d’une rechute dans la barbarie, à des guerres entre peuples européens, qu’aux fantômes ou aux sorcières ; les gens de cette époque croyaient sincèrement que les frontières de différences entre nations allaient peu à peu se fondre dans une humanité commune, et que, de cette façon, la paix et la sécurité, le plus précieux des biens, seraient accordés à toute l’humanité. » Ces lignes étonnamment contemporaines ont été écrites par Stefan Zweig il y a plus de 60 ans. Elles nous rappellent que la Belle Epoque a beaucoup plus à nous offrir qu’une image idéalisée de la femme élégante avec ses ombrelles et ses chapeaux.

En ces temps troublés, cela vaut la peine de prendre un peu de recul et d’adopter une perspective historique. Notre époque de progrès et d’intégration européenne et mondiale pourrait-elle finir aussi mal que la précédente ? Et si oui, que pouvons-nous faire pour l’éviter ?

Le progrès technologique et scientifique a été au cœur de l’Europe pendant des siècles. Pourtant la confiance dans le progrès est en déclin. Les risques inhérents aux produits chimiques, biotechnologiques et nucléaires semblent parfois l’emporter sur les avantages. Les nouvelles générations sont confrontées aux pires excès d’un développement qui est insoutenable, à la couverture médiatique déséquilibrée des accidents et à des attaques sur la crédibilité de certaines agences d’évaluation du risque. Il est donc essentiel de restaurer la confiance dans le progrès, en particulier par la promotion de l’assimilation des cours de sciences et de la diffusion scientifique sur le thème des programmes dans les médias. Plus d’attention devrait être accordée aux structures de soutien pour l’évaluation des risques, et surtout à la façon dont ces structures sont gérées et dont leur indépendance est garantie.

Mais la Belle Epoque est aussi l’histoire de la première mondialisation. Le monde à l’époque venait de connaître une croissance aussi forte en 50 ans que dans les 1000 précédentes. Les économies étaient très intégrées - parfois plus qu’aujourd’hui - en raison des migrations démographiques et des flux de capitaux. C’était aussi une ère de mondialisation des percées technologiques, avec des lignes de chemin de fer, l’électricité, les navires à vapeur et le télégraphe : dans l’ensemble, l’avenir semblait prometteur. Mais le marché non réglementé allait détruire ses fondements politiques et sociaux, le nationalisme et le protectionnisme allait gagner du terrain, et de nouvelles forces industrielles, puis géopolitiques, allaient forger des alliances défensives, entraînant finalement l’éclatement du premier conflit mondial.

Aujourd’hui, la mondialisation est ancrée dans un ensemble de règles et d’institutions multilatérales, telles que l’OMC et le FMI, et des accords comme ceux conclus au Sommet de Rio en 1992. Pourtant, d’une façon lente mais profonde, des mouvements tectoniques comparables à ceux qui ont précédé la fin de la première mondialisation menacent d’affaiblir le système. Celui-ci ne peut être sauvegardé que par un changement de politique qui allie pragmatisme, innovation et éducation : pragmatisme, car un système multilatéral doit réussir pour renforcer sa légitimité, à la façon dont l’a fait le G20 en jouant un rôle de leadership et en agissant comme un «hub» pour les enjeux mondiaux (réglementation financière, crise alimentaire, la croissance mondiale) ; innovation, afin d’explorer et de définir la portée de la future coopération, qu’il s’agisse de gouvernance de l’internet, de biodiversité, de politique spatiale ou de l’Antarctique ; éducation, enfin, parce que l’Europe a une histoire positive à raconter à ses citoyens. L’Europe ne manque pas d’atouts dans la la mondialisation. Au contraire: elle a une industrie dynamique et intelligente, c’est un leader mondial des services commerciaux et d’investissement, des activités capables de résister la concurrence chinoise, américaine et indienne. Si elle veut conserver son avantage concurrentiel, l’Europe doit désormais tirer parti de la croissance mondiale, qui se déroule actuellement à 90% en dehors du territoire européen.

Cela nous amène à la question du projet européen : depuis la Seconde Guerre mondiale, le progrès continu de la construction européenne nous a poussés à regarder vers l’avenir. En exposant la fragilité de l’Europe, cependant, la crise actuelle fait réapparaître de vieilles blessures : la montée actuelle du populisme et l’incertitude financière trouvent leur écho historique dans le Traité de Trianon en Hongrie, la peur de l’inflation en Allemagne, la vieille tentation isolationniste de la Grande-Bretagne et la traditionnelle crainte française du retard. Bien sûr, les traités et les institutions constituent une garantie assez solide contre l’éclatement de l’Europe, mais le dynamisme est en perte de vitesse. Résignés à cela, certains croient qu’une crise petite et bien gérée pourrait conduire à une meilleure situation dans le long terme. Mais une étincelle explosive, aboutissant à un second Sarajevo, est à craindre. Ce serait tragique non seulement pour l’Europe, mais aussi pour la gouvernance mondiale et les initiatives d’intégration régionale en Amérique du Sud et en Asie, qui s’inspirent du modèle européen.

Ce dont l’Europe a besoin aujourd’hui n’est pas simple. La question est de redessiner un futur, fondé sur un pacte entre les citoyens et des États membres capables de restaurer une confiance érodée au fil des ans par des erreurs et par ce qui n’a pas été dit. C’est dans des moments comme ceux-ci que la vision politique, la volonté et l’innovation viennent au premier plan et sont décisifs. Il devient de plus en plus clair que seul un saut qualitatif dans le sens d’une Europe plus fédérale, construite autour d’une plate-forme commune et des objectifs communs, nous permettra d’offrir de nouvelles possibilités pour les citoyens, des partenaires et les marchés.

Comme en 1910, une nouvelle civilisation doit émerger, plus polycentrique, plus démocratique et plus interconnectée, avec une Europe plus forte. Pour trouver une solution pacifique, la mondialisation et l’Europe exigent une attention continue.

Eric Peters est conseiller sur la politique européenne auprès du président de la Commission européenne, après avoir été chef de cabinet adjoint de Peter Mandelson, commissaire européen au Commerce (2004-2009). Les opinions exprimées dans cet article ne représentent pas celles de la Commission européenne.