Le président et le Congrès edit

March 20, 2015

Du beau temps de la Guerre froide, il était entendu que « la politique s’arrête au bord de l’océan », que le pays parle d’une voix, et que l’intérêt national est au-dessus de la politique partisane. Bien sûr, il y a eu des conflits, du temps de McCarthy, ou lorsque JFK dénonçait un supposé « missile gap » avec les Soviets, ou plus encore du temps de la guerre au Vietnam. La définition de l’intérêt national pouvait ainsi devenir un enjeu de la politique domestique, et c’était sans doute une bonne chose pour la démocratie. En principe, le président définit la politique étrangère, le Sénat ratifie (à une majorité de 2/3) les traités, et la Chambre vote le financement de la politique poursuivie. C’est le fondement institutionnel de la démocratie républicaine des États-Unis.

Évidemment, dans la pratique, cette séparation des pouvoirs n’est pas étanche, d’un côté et de l’autre il y a eu des débordements. Aujourd’hui par exemple le président s’appuie sur la loi votée le 14 septembre 2001 dans la foulée des attentats du 11, et celle du 16 octobre qui autorise l’utilisation de la force contre l’Irak pour justifier une « guerre contre le terrorisme » dont les buts sont définis au gré de l’exécutive. Que cette « guerre » et ses extensions géographiques bien au delà de l’Afghanistan durent depuis bientôt 14 ans devrait surprendre mais pour le moment le Congrès et la population acceptent cette entorse institutionnelle. À cet égard Barack Obama suit l’exemple de George W. Bush.

Deux initiatives récentes du Congrès mettent en question ce pouvoir du président. Le Speaker de la Chambre des représentants, John Boehner, cédant aux demandes des députés de la droite dure (dite « Tea Party »), a invité Benjamin Netanyahou à faire un discours au Congrès sur l’éventualité d’un traité nucléaire avec l’Iran sans en informer au préalable la Maison blanche. Que le Premier ministre israélien, que l’on savait opposé à tout accord soit invité quelques semaines avant une élection contestée chez lui était une claire violation de la règle de la séparation des pouvoirs en démocratie (et des bienséances diplomatiques). Peu après cette initiative, le benjamin du Sénat, Tom Cotton, qui siège depuis à peine deux mois, convainquait 46 de ses collègues républicains de co-signer une lettre ouverte adressée aux Iraniens leur prévenant qu’un accord négocié avec le président actuel qui ne serait pas ratifié par le Sénat pourrait être invalidé par son successeur (sous-entendu, un républicain). C’est en effet la règle constitutionnelle ; un « accord » accepté par la branche exécutive n’est pas un « traité » exprimant la volonté nationale. Comme Tom Cotton savait bien que l’actuelle majorité républicaine au Sénat ne ratifierait jamais un tel traité, son initiative visait à faire couler les négociations de Genève du P5 +1 qui doivent aboutir à la fin mars.

Que faut-il penser de ces deux initiatives ? On pourrait y voir un retour du balancier, une réaction contre des abus du pouvoir exécutif dans la foulée du 11 septembre. Mais ce serait trop simple sinon idéaliste. Il en va de considérations stratégiques à moyen terme et de tactiques à plus court terme.

Commençons par la tactique. Le discours de Netanyahou caressait son public dans le sens du poil ; il faisait vibrer le patriotisme américain en évoquant les liens des deux démocraties et leur communauté de valeurs. C’était du pur théâtre, mais c’était surtout la mise-en-scène qui était significative. Bien qu’une soixantaine de membres du Congrès boycottait la séance, plus important était le poids des invités assis au balcon que les caméras de télévision mettaient comme ils le font lors de cette autre grande occasion nationale qu’est le Discours annuel sur l’État de la Nation. S’y trouvaient des dignitaires divers et influents, de l’éternelle conscience morale, Elie Wiesel au milliardaire républicain Sheldon Adelson en passant par le puissant lobby juif, l’AIPEC. Leur présence était sans doute plus importante que le discours du Premier ministre ; elle disait aux hommes et femmes politiques : sachez que le soutien à l’Israël est payant, et que l’absence de soutien coûtera cher.

Cette invitation de John Boehner sous-entendait aussi une logique stratégique. À regarder la carte électorale des élections à venir, l’on constate qu’il y a une très forte probabilité que la Chambre reste aux mains du parti républicain au moins jusqu’en 2020 ; il y a aussi une forte chance que l’attribution de deux sénateurs par état fédéral, quelle que soit sa population, donne sinon la majorité du moins une minorité de blocage aux mêmes républicains. En revanche, la démographie nationale favorise le parti démocrate dans la course à la présidence. Les leaders républicains ont donc tout intérêt alors à insister sur le retour du balancier institutionnel (ce qui reflète la politique qu’ils pratiquent depuis l’élection de Barack Obama auquel ils refusent toute coopération pour des raisons plus viscérales sans doute, mais c’est une autre affaire).

Venons-en aux considérations stratégiques qui sous-tendent la lettre ouverte du sénateur Cotton. Son initiative semblait à des commentateurs comme une erreur tactique car son caractère ouvertement partisan détournera des alliés potentiels démocrates qui auraient été convaincus pour des raisons non-partisanes de la nécessité de s’opposer à un éventuel traité avec l’Iran. Mais du haut de ses 37 ans, Tom Cotton vise plus loin. Cet ancien étudiant de Harvard, où il a fait ses études de droit avant de devenir officier de l’armée en Irak, attire des louanges bien au delà de la classe politique. Un portrait de la National Public Radio (du 13 mars) cite Harvey Mansfield, grand penseur conservateur, auteur d’œuvres importantes sur Machiavel et Tocqueville, à propos du sérieux du jeune étudiant dont il suit la carrière. Ce genre de consécration par un média libéral est rare. Que veut Tom Cotton ? À ce qu’il semble, l’ancien militaire pourrait représenter l’avant-garde d’une nouvelle version de la politique étrangère néo-conservatrice du temps où Dick Cheney dirigeait en sous-main la politique de George W. Bush. « America is first » et elle se donne le droit d’intervenir de façon préemptive où et quand elle le décide. Ainsi, par exemple, Tom Cotton affirme brutalement : « à mon avis le seul problème de Guantanamo Bay est qu’il s’y trouve trop de lits et de cellules inoccupés… ». Une hirondelle ne fait pas le printemps, mais on peut craindre la montée d’un tel néo-conservatisme agressif du côté du parti républicain.

Pour finir, il faut revenir aux démocrates. Ils feraient bien de prendre au sérieux la lettre ouverte de Tom Cotton et ses appels à une « global military dominance » (cf. cet article du Washington Post). La politique étrangère n’est normalement pas un enjeu électoral. Mais la mondialisation aussi bien économique et financière que géopolitique est sans doute en train de changer la donne. L’invitation à Netanyahou n’en est qu’un symptôme. Qu’il s’agisse de la politique de l’immigration ou d’un traité de libre échange Asie-Pacifique, le bord de l’océan n’est plus une frontière pour des joutes politiques partisanes. Barack Obama reconnaît la nécessité d’une vision multilatérale où les États-Unis ne sont pas le seul centre et l’acteur principal. Il faudra que son parti invente non seulement des tactiques pour convaincre le public mais des stratégies pour la mettre en œuvre.