Frais financiers : doivent-ils échapper à l'impôt sur les bénéfices ? edit

June 20, 2007

Depuis son origine et dans tous les grands pays, l'impôt sur les sociétés (IS) est calculé sur le revenu net de l'entreprise après frais financiers, alors que c'est rarement le cas pour la fiscalité des ménages. Avec l'ouverture des économies et l'inventivité financière, cette règle fiscale tient de moins en moins sur ses pieds. Si les taux d'IS s'écartent fortement d'un pays à l'autre, comme c'est le cas aujourd’hui au sein de l'Union européenne, les entreprises internationales sont fortement tentées de jouer sur les différences. Il suffit d'une gestion active du bilan et de l'endettement, sachant que la dette est un facteur incomparablement plus mobile que les usines ou les bureaux. Par exemple, on chargera de frais d’emprunts le bénéfice réalisé dans les pays d'implantation à IS fort et on logera les revenus financiers dans ceux à IS faible. Ou encore, la maison mère située dans un pays fortement taxé s'y endettera et financera en fonds propres ses filiales de pays à IS faible.

La gestion active des bilans n’est que le premier casse-tête des autorités fiscales. Le second, c’est la continuelle création de produits de dette « hybride », intermédiaires entre fonds propres et dette, qu’on bâtit de façon à ce qu’ils aient la nature de fonds propres pour les créanciers de l’entreprise, mais bien sûr de dette du point de vue fiscal.

Les autorités fiscales contre-attaquent en édictant des contraintes de plus en plus strictes, complexes et tatillonnes pour la gestion financière des entreprises. Par exemple, le fisc allemand songe à limiter dès 2008 à un maximum de 30% du bénéfice imposable le montant des intérêts qu’on pourrait en déduire, en assortissant ce plafond de conditions complexes. Les autres pays suivent, chacun à sa façon.

Or, il y a une façon simple d’éviter ces complications. Il suffit que le montant de l’impôt soit indépendant du choix fait par l’entreprise en matière de financement du bilan, dette ou fonds propres. Pour obtenir cette neutralité, il suffit d’abolir la déductibilité des intérêts de la dette du bénéfice imposable. En clair, taxer au niveau du résultat opérationnel courant. Pour ne pas alourdir la charge d’impôts des entreprises, il faut bien sûr baisser le taux à proportion de la hausse de la base fiscale. Pour la France, un tel calcul ferait passer le taux d'IS à 26% environ au lieu des 35% aujourd’hui, sur la base d’un montant d’IS de 42,4 Md€ en 2006 sur les entreprises non-financières et de 37,5 Md€ d’intérêts nets versés.

L’exonération des frais financiers en vigueur aujourd’hui crée en effet une distorsion : c’est une subvention au recours à la dette qui finit dans la poche de l’actionnaire. Elle résulte d’une vision très « actionnariale » de l’entreprise, dans laquelle les intérêts sont perçus comme une charge externe, à l’égal des autres frais d’exploitation. Si on ne limite pas la vision de l’entreprise aux seuls actionnaires, mais qu’on élargit à tous les porteurs de droits financiers, l’argument est moins fort. L’investisseur qui participe au projet d’entreprise retient le support de financement qui correspond le mieux au risque financier qu’il souhaite : dette, fonds propres, ou entre les deux toute la panoplie d’instruments hybrides. Pourquoi récompenser l’actionnaire par un gain fiscal quand il transfert à d’autres une partie du risque d’entreprise ?

A supprimer cette distorsion, on passerait d’un impôt à base étroite et taux élevé à un impôt à base large et taux moins élevé, mouvement dont la théorie fiscale nous indique qu’il stabilise l’impôt, qu’il a un impact moindre sur les prix relatifs et sur l’optimum économique et qu’il réduit l’évasion fiscale et les coûts de surveillance. Moins de schémas fiscaux basés sur des leviers de dette ou des créances hybrides. Une base large à taux plus faible, c’est un peu l’équivalent de la flat tax pour la fiscalité d’entreprise.

Parce qu’elle élargit et stabilise la base fiscale, la mesure est préférable à toute autre qui voudrait à l’inverse corriger la distorsion en taxant moins les revenus des fonds propres. Par exemple, au travers d’un avoir fiscal sur le modèle longtemps en place en France. Ou encore par une moindre taxation des bénéfices quand ils sont réinvestis dans l’entreprise plutôt que distribués (avec une curieuse rhétorique : le profit serait bien lorsqu’il reste dans l’entreprise, mais mal lorsqu’il est distribué à l’actionnaire qui pourtant, en pratique, le réinvestit dans d’autres entreprises, souvent à meilleur usage). Ou enfin, au travers de l’habile mesure prise par le gouvernement belge : les entreprises peuvent déduire du résultat imposable non seulement les frais financiers, c’est-à-dire le coût de la dette, mais aussi un coût « imputé » des fonds propres, calculé comme la charge financière qu’il y aurait à payer si les fonds propres étaient rémunérés au taux d’intérêt des obligations d’Etat. En quelque sorte, une taxation sur la « création de valeur », c'est-à-dire la sur-rémunération des fonds investis par rapport au coût du capital, qui assure là aussi la neutralité fiscale du mode de financement. A noter que la Belgique n’a pas relevé son taux apparent d’IS suite à sa mesure, malgré le rétrécissement de la base fiscale, ce qui en fait une initiative fiscale très agressive pour ses voisins et bien peu « européenne ».

Comme pour un mobile de Calder, la mesure de réintégration des frais financiers a des répercussions complexes. D’abord, quel sort pour les intérêts créditeurs, ceux issus des placements de trésorerie de l’entreprise ? Par symétrie, il devient difficile de les taxer. C’est donc une partie de la fiscalité de l’épargne qu’il faut revoir, édifice fragile politiquement.

Le même problème se pose pour l’impôt sur les bénéfices des banques, par ailleurs grandes utilisatrices des arbitrages géographiques de l’impôt. Faut-il par symétrie sortir de leur revenu imposable les marges d’intérêts faites dans leur activité de prêts ? Pour le moins, si on maintenait cette taxation, il faudrait reconsidérer d’autres aspects de leur fiscalité, telle que la non-déductibilité de la TVA ou en France la taxe sur les salaires, deux particularités fiscales qui, combinées, équivalent à une taxation supérieure à 10 points de leur résultat avant impôt.

Enfin, il faut que la mesure soit adoptée au niveau européen. On se rapprocherait ainsi du vœu de la Commission européenne d’une base unique (mais non d’un taux unique) pour le calcul de l’IS, pour accroître la transparence concurrentielle au sein de l’Union. La course vers le bas en matière d’IS en Europe peut s’en voir ralentie – on peut rêver ! – par réduction dans les petits pays de l’effet positif sur la collecte d’impôt d’une baisse du niveau de son taux, stratégie qu’a su jouer avec succès un pays comme l’Irlande.