Les impôts verts sont-ils des impôts justes ? edit

15 septembre 2009

Le gouvernement va mettre en place une taxe sur le carbone, avec l’argument valide qu’une taxe est sans doute le moyen le plus efficace de limiter la consommation de produits riches en carbone, parce qu’elle joue sur les prix et les incitations. Dilemme : ce sont souvent les ménages à revenu modeste qui consomment des biens « riches en carbone », et qui donc vont acquitter proportionnellement une grosse part de la taxe.

On en a l’exemple frappant avec la TIPP, taxe sur le carburant, un des impôts les plus productifs du budget de l’Etat en France et en Europe. Elle a rapporté 24 Md€ en France en 2008, quasiment la moitié de l’impôt sur le revenu (51 Md€) ou de l’impôt sur les sociétés (50 Md€), et plus élevée que la taxe professionnelle si décriée (21 Md€).

Cet impôt atteint sa cible écologique, même s’il n’a pas été mis en place pour cela : il corrige à la hausse le prix du pétrole sachant, comme le pensent la plupart des économistes, qu’il n’existe pas de mécanisme de marché qui permette d’exprimer le coût économique complet du pétrole, prenant en compte à la fois sa nature de ressource non reproductible, l’effet de serre induit ainsi que d’autres « externalités négatives » tel l’étalement du territoire urbain qu’un carburant bon marché entraîne.

Il est avéré que cette hausse de prix réduit sensiblement la consommation d’essence, même si les mesures statistiques divergent sur le chiffre précis. A la demande du ministère britannique des transports, Phil Goodwin et alii (2004, disponible sur internet) fait une bonne synthèse de ces travaux. Une hausse de 10% du prix de l’essence a pour effet d’en réduire la consommation de 2,5% à 6% selon qu’on se place à court ou à long terme, et de 1 à 3% le trafic automobile.

C’est cet impact qui explique pour une bonne part que la consommation de carburant par tête en Europe soit bien plus réduite qu’aux Etats-Unis, qui refusent à ce jour une telle taxe, même si la taille du territoire joue là-bas à l’évidence le rôle dominant. De plus, selon l’argument subtil développé par l’économiste David Spector, taxer le carburant est un moyen indirect de récupérer une partie de la rente pétrolière qui va aujourd'hui aux pays pétroliers du Golfe : quand un pays importateur lève une taxe à la consommation, il renchérit le prix de l’essence, ce qui réduit la consommation du pétrole. Cette baisse de la demande force les producteurs à réduire leur prix d’offre, s’ils veulent optimiser leur rente de monopole. Une partie de la taxe est donc payée par les pays pétroliers.

Problème ! La TIPP est un impôt que les ménages les plus modestes acquittent davantage que les ménages aisés (en proportion de leur revenu). Elle pèse d’un poids triple sur les revenus du premier décile, celui des ménages les moins aisés, par rapport au dernier décile, celui des gens les plus aisés (soit 2,3% du revenu pour les premiers ; 0,8% pour les derniers), selon les estimations de Forgeot et Starzec, deux statisticiens de l’INSEE. La TIPP est donc un impôt fortement « régressif », comme le sont d’ailleurs tous les impôts indirects, à savoir qu’elle frappe d’autant plus fortement que le revenu du ménage est bas. (A-t-on idée qu’en France le jeu de la fiscalité indirecte gomme quasiment toute la progressivité de l’impôt sur le revenu : elle pèse pour 11,7% du revenu du premier décile contre 3,3% pour le dernier décile, alors que les chiffres sont respectivement de 0,8% et 12% pour l’IR ?). Pourquoi cet effet pour la TIPP ? Retenons parmi beaucoup de causes l’organisation de l’espace urbain : les loyers élevés en centre-ville repoussent les ménages modestes à la périphérie, entraînant pour eux des frais de transport plus élevés. Toute hausse des impôts sur l’essence prend alors un caractère pervers : elle accroît l’attrait des centres-villes, et donc les loyers et le prix de l’immobilier, repoussant un peu plus les moins favorisés vers la périphérie.

Cela fait partie des conflits que le corps politique doit régler. Le souci écologique est une forme de justice « verticale », par laquelle la génération présente se préoccupe du bien-être des générations à venir. Mais comment choisir si elle se fait au détriment d’une équité « horizontale » par laquelle les mieux-lotis, ne serait-ce que par crainte d’une dislocation sociale, acceptent de réduire les inégalités au sein de leur génération ? Ce débat s’inscrit de façon complexe dans le champ politique. La gauche politique, dont la tradition était peu interpellée jusqu'à présent par le défi écologique, donne priorité à cette seconde forme d’équité, d’autant que rentre en jeu le fait que les générations futures seront probablement beaucoup plus riches que la génération présente ? Mais quel parti politique ne voudrait pas laisser une planète propre à nos enfants ?

Une bonne surprise est d’entendre aujourd'hui que ce débat essentiel arrive à s’exprimer, ceci à l’occasion des discussions autour du projet de taxe carbone. Le ministre Jean-Louis Borloo s’est fortement manifesté pour que cette taxe s’accompagne de crédits d’impôt pour les bas-revenus, alors qu’Eric Woerth, dans son rôle de gardien du budget, refuse ce qui est pourtant un moyen fiscal de concilier objectifs écologique et redistributif.

Dans la logique exprimée par Borloo, j’irais plus loin : la TIPP, plus encore que la future taxe CO2, est régressive, à une époque où, impôt après impôt, les éléments redistributifs de notre fiscalité disparaissent. Une idée serait de mettre en place un « crédit kilométrique » par lequel tout citoyen en dessous d’un certain seuil de revenu se verrait allouer une certaine consommation de kilomètres. La taxe, par l’incitation-prix, pousserait tout citoyen à faire des économies de carburant, tout en préservant, par le crédit kilométrique, les revenus des moins favorisés. A noter que si le crédit kilométrique était donné à tous les citoyens à un niveau égal à la consommation moyenne de kilomètres, la TIPP disparaîtrait en première approche, et ne resterait qu’un système de bonus-malus extrêmement incitatif à des économies de carburant. Le budget de l’Etat n’a bien sûr pas à aller jusque là.

Rompant avec les positions dictées par le lobby texan du pétrole à George W. Bush, l’administration Obama apporte un peu d’air frais. Elle travaille sur l’idée d’introduire aux Etats-Unis une taxe sur le modèle de la TIPP. La période n’est certainement pas opportune en raison de la récession. Mais lors de la reprise, il faudra bien que le gouvernement comble le déficit abyssal qui s’est créé et la TIPP est intéressante pour des raisons tant budgétaires qu’écologiques. Là-bas aussi, les politiques ont peur du caractère fortement régressif de cette taxe : aux Etats-Unis, l’étalement urbain (le « sprawl ») est bien plus accentué qu’en Europe et le clivage social de l’espace plus marqué encore. L’idée d’une TIPP fixée non pas au premier dollar d’essence consommé, mais portant sur la consommation au-delà d’une consommation moyenne, une sorte de crédit kilométrique à l’échelle du pays, y fait son chemin.

A vrai dire, une TIPP réformée ferait en France une tout à fait bonne candidate au label de « taxe carbone ».