Target, l’outil qui sauva l’euro mais pourrait l’empoisonner si on ne le réforme pas edit

2 octobre 2018

Conçu à l’origine comme une chambre de compensation et de règlement pour les transactions en euros, le système Target2[i] est passé du statut d’obscure infrastructure de marché, ce qu’il est toujours, à celui de digue anticrise lors de la crise de l’euro en 2011, pour enfin devenir une pomme de discorde entre membres de l’Union monétaire. Car si le système permit d’éviter une crise bien pire que celle que nous avons connue, c’est qu’il autorise des découverts illimités entre banques centrales de l’Union. Les montants de ces découverts et des créances correspondantes sont devenus colossaux : à la date du 31 août, l’Italie et l’Espagne avaient une dette virtuelle combinée vis-à-vis de leurs partenaires de 882 milliards d’euros via le système Target. Symétriquement, l’Allemagne avait une créance virtuelle de 912 milliards, soit 27% de son PIB. Les sommes en jeu dépassent très largement les capacités de remboursement de débiteurs comme l’Italie, l’Espagne ou le Portugal, alimentant la crainte de pertes vertigineuses en cas de dissolution de l’Union, et fournissant aux politiques les plus cyniques un moyen de chantage. Même si, en réalité, les déséquilibres enregistrés sont loin d’être aussi graves qu’ils ne le semblent, ils peuvent à tout moment nourrir les tensions entre pays.

Pour certains, ces dettes virtuelles ne sont qu’artifices comptables dont il n’y aurait pas même lieu de parler. Pour d’autres, il s’agit au contraire de véritables dettes, contractées lorsque les banques des pays débiteurs n’avaient plus accès aux marchés lors de la crise de l’euro. Tant que la zone euro reste intègre, le débat relève de la gestion financière, monétaire et budgétaire de la zone euro. Il est important techniquement, mais passe à côté de la question politique essentielle : qu’adviendrait-il des dettes et créances Target en cas de dissolution de l’union, ou de départ d’un pays très endetté ?

Avant d’aborder le cœur du sujet, soulignons d’abord que l’infrastructure de marché Target 2 est une réussite remarquable, assurant la fluidité, donc la liquidité, et la sécurité de 90% des transactions financière de large taille en euros (principalement entre banques), avec une disponibilité de 100% et une exécution en temps quasi réel (90% sont réalisées en moins de 40 secondes). En 2017, les transactions quotidiennes ont atteint 1700 milliards d’euros en moyenne, avec un pic de 2400 milliards, valeurs comparables à celles du Fedwire Funds Service américain, eu égard aux tailles respectives des économies. La question des déséquilibres Target concerne les banques centrales de la zone euro et la BCE et, bien que techniquement liée, elle doit être bien distinguée de l’infrastructure de marché elle-même.

Les déséquilibres, avant et après 2012

Pour éclaircir le sujet des déséquilibres, il faut distinguer deux phases dans la montée des dettes et créances Target. Lors de la crise de la zone euro, les pays dont les larges déficits de balance des paiements courants étaient jusque-là financés par prêts bancaires ou sur les marchés financiers n’eurent plus accès ni aux un ni aux autres. Les banques commerciales, qui virent ainsi leur financement sur le marché interbancaire se tarir, obtinrent la liquidité nécessaire auprès de leur banque centrale qui, de ce fait, devint débitrice dans le système Target. Lorsque le déficit commercial était vis-à-vis de l’Allemagne, son financement par la banque centrale du pays débiteur et son règlement sur les comptes de banques du pays créditeur créa des positions débitrices et créditrices symétriques. Simultanément, les capitaux courts se réfugièrent dans les pays les plus solides de la zone, ceux dont il était raisonnable de penser qu’en cas d’éclatement de l’euro, la monnaie s’apprécierait, Allemagne et Pays-Bas en premier lieu. La ferme position prise par Mario Draghi en juin 2012 pour garantir l’intégrité de la zone euro, assortie en août d’un instrument dissuasif (les OMT) inversa la dynamique. Après avoir culminé à 1 000 milliards, le total des positions créditrices (essentiellement Allemagne, Luxembourg, Pays-Bas et Finlande) déclina rapidement pour tomber à environ 500 milliards à la mi-2014, les positions débitrices (essentiellement Italie, Espagne, Grèce, Portugal et Irlande) déclinant symétriquement.

Les déséquilibres augmentèrent à nouveau après que le Conseil de la BCE eut opté pour une politique d’augmentation de son bilan par achat d’actifs privés, élargie aux obligations des États de la zone en mars 2015. Fin août 2018, le total des positions créditrices atteignait 1346 milliards, tout comme les positions débitrices, la BCE devenant elle-même débitrice à hauteur de 254 milliards vis-à-vis des banques centrales de la zone euro. Si les déséquilibres Target étaient nécessairement un signe de défiance des marchés vis-à-vis de pays jugés fragiles, l’Italie par exemple, cette évolution serait paradoxale, puisque les achats d’obligations souveraines par les banques centrales, tout en ayant un objectif de politique monétaire, ont du même coup soutenu le cours des obligations italiennes.

Le paradoxe s’explique par le modus operandi des achats de la BCE, lui-même résultat d’un accord entre les banques centrales à la mise en œuvre de cette politique quantitative, dont l’essentiel consiste en achats d’obligations souveraines. Chaque banque centrale est principalement chargée des achats des obligations de son pays, la clé de répartition étant celle du capital de la BCE. Or les investisseurs institutionnels (fonds de pension, assurances, banques) détiennent en général des portefeuilles d’obligations diversifiés, de façon à obtenir le couple rendement-risque qui convient le mieux à leurs besoins, et leur répartition géographique est hétérogène. Le Royaume-Uni, les Pays-Bas et le Luxembourg se taillent la part du lion en raison de leur industrie financière et de leurs systèmes de retraite. De ce fait, les achats d’obligations par les banques centrales entraînent dans la plupart des cas des transactions trans-frontalières – 80% des flux, selon une étude de la BCE publiée en septembre 2017[ii] – générant ainsi des variations des positions Target. De plus, la plupart des institutions financières situées en dehors de la zone exécutent leurs transactions en euros via leurs correspondants à Francfort, et donc via la Bundesbank in fine. Ainsi, lorsque la Banque d’Espagne achète des obligations de l‘État espagnol à un fonds anglais dont l’intermédiaire est à Francfort, elle crée de la monnaie de réserve à cet effet – d’où une dette Target – et le règlement à l’intermédiaire passe par la Bundesbank, qui enregistre une créance Target du même montant. Selon l’étude précitée, l’augmentation des positions créditrices Target dues uniquement au programme d’achat d’obligations souveraines depuis mars 2015 est de l’ordre de 750 milliards, ce qui correspond à peu de chose près à l’augmentation observée du cumul des positions créditrices.

À l’inverse de la première période d’augmentation des déséquilibres Target, où les déficits extérieurs et le manque de crédibilité fiscale jouèrent le rôle principal, la seconde période est presque intégralement une conséquence de la politique monétaire de la BCE. Les sommes astronomiques des créances comme des découverts d’aujourd’hui sont donc en partie trompeurs. Il n’empêche : même une fois défalqué l’impact des achats d’obligations souveraines, les déséquilibres restent importants, à plus de 600 milliards (5% du PIB de la zone) et ils n’ont pas diminué depuis 2015. De plus, la position de l’Italie, un découvert de 492 milliards (28% du PIB italien), est franchement inquiétante, même si l’on tient compte des achats de la Banque d’Italie. À l’inverse, on note que la position de l’Irlande est devenue créditrice, que celle de la Grèce s’améliore sensiblement et que celle de la France n’a été que marginalement débitrice, depuis la création de l’euro. Au-delà des effets de la politique monétaire et de l’excès de liquidités qu’elle crée volontairement, il y a bien dans ces évolutions divergentes un signe de défiance des marchés vis-à-vis de l’Italie, tout à fait compréhensible au regard des positions eurosceptiques prises par la nouvelle coalition gouvernementale.

En somme, même si la valeur faciale des déséquilibres Target est expliquée pour moitié par la politique quantitative de la BCE, ils continuent de refléter la confiance ou la défiance des marchés concernant l’intégrité de la zone euro – notons au passage que la position de la France n’a jamais été inquiétante – et restent trop importants pour qu’on les ignore, ainsi que le débat qui les a entourés.

Target en débat

Le débat fut initié en février 2011 par Hans-Werner Sinn, alors président de l’institut de recherche économique allemand Ifo. Sinn fut le premier à signaler l’existence d’une large créance Target de la Bundesbank, qu’il interprétait comme une facilité de découvert de la Bundesbank en faveur des banques centrales des pays à forts déficits extérieurs, Espagne, Irlande et Grèce. Dans un premier temps, la Bundesbank expliqua qu’il n’y avait rien à voir. Finalement, son président, Jens Weidmann, reprit à son compte les craintes de Sinn, dans une lettre à Mario Draghi. En 2012, un groupe d’économistes allemands préconisa un traitement de cheval pour réduire les déséquilibres, avec, par exemple, dépôt obligatoire de collatéral par les débiteurs. Du côté de la BCE, on attendit juin 2015 pour enfin publier les positions mensuelles Target de chaque pays. Pour les contempteurs de l’analyse de Sinn, Karl Wheelan, professeur à l’University College de Dublin par exemple, les déséquilibres Target ne sont pas un problème tant que l’union monétaire persiste. Et, si elle devait se dissoudre d’une façon si chaotique que les débiteurs refuseraient d’honorer leurs dettes, la Bundesbank n’aurait qu’à créer une quantité de monnaie équivalente à sa perte de créance. Pour cela, il lui suffirait de « se faire à elle-même un chèque du montant de sa créance Target ». Ce qui revient à dire que les déséquilibres Target ne sont que des jeux d’écriture dans un monde de monnaies fiduciaires. Ce qui force le trait : sans ces « artifices comptables », l’Espagne et l’Irlande n’auraient pas pu financer leurs déficits extérieurs en 2011 et n’auraient eu d’autre choix que de dévaluer en sortant de l’euro, ou de réduire immédiatement leur demande intérieure du montant du déficit extérieur, au prix d’une dépression économique.

Interrogé sur ce qui se passerait en cas de départ d’un pays de la zone euro, voire de sa dissolution, Mario Draghi reconnut que le problème était difficile avant de se retrancher sur une ligne de défense bien connue : la question d’un éclatement de la zone euro ne se posant pas, le problème n’est pas pertinent. Mais à moins de considérer que l’union monétaire est aussi irréversible que l’augmentation de l’entropie des systèmes physiques, on ne peut s’abriter derrière ce sophisme, car, à la différence des particules de matière, les peuples votent.

Aborder les questions de face

Mieux vaudrait aborder les déséquilibres Target et les questions qu’ils posent de face. Déjà, il serait utile que la BCE calcule et publie les déséquilibres Target corrigés de l’impact du programme d’achat d’actifs, qui relève effectivement de la décentralisation de la politique monétaire. Ensuite, il serait bon de réfléchir à des mécanismes incitatifs visant à réduire les déséquilibres au cours du temps. Il est clair que la fragmentation persistante des marchés financiers dans la zone euro, faute d’union bancaire et de marché des capitaux vraiment fluides, favorise le maintien de l’excès de liquidités dans les pays créditeurs. Avancer sur les deux sujets, union bancaire et marché des capitaux aiderait certainement. Ensuite, les pays créditeurs, Allemagne en tête, devraient reconnaître que les déséquilibres Target ont permis à leurs exportateurs d’être réglés en euros sonnants et trébuchants alors même que leurs clients étaient en pleine crise de balance des paiements. Enfin, les pays débiteurs devraient également reconnaître leur responsabilité : si leurs économies offraient des retours sur investissement plus élevés, ils attireraient des capitaux, ce qui réduirait automatiquement leurs dettes Target.

Une approche réaliste, pragmatique et coopérative de la gestion des déséquilibres Target aurait infiniment plus de chance de réussir que les solutions radicales évoquées plus haut. Surtout, elle couperait l’herbe sous le pied des politiques tentés d’utiliser les énormes montants des déséquilibres de façon manipulatrice.

 

 

[i]  Acronyme pour « Trans-European Automated Real-time Gross Settlement Express Transfer System », ou Target 2, après sa réforme en 2008. La BCE le désigne aujourd’hui, plus simplement, par Target.

[ii] The Eurosystem’s asset purchase programme and TARGET balances, Occasional Paper Series, No 196