Les 35 heures en France : effet réel ou camisole de force ? edit

18 janvier 2007

Les lois Aubry ont-elles durablement favorisé la création d'emplois ? Dix ans après 1997, une évaluation fait apparaître les limites de cette politique qui en augmentant le coût du travail a nui aux intérêts du salariat.

Depuis les années 1950, le temps de travail des Européens s’est progressivement réduit et il se situe désormais bien en-dessous de la moyenne américaine. Il ne manque pas de tentatives d’explication, que ce soit le niveau des charges sociales, des normes contraignantes imposées par les puissants syndicats européens, ou même une plus forte préférence pour le loisir. En France, cette tendance à la baisse a été associée aux lois limitant le temps de travail. La semaine de travail standard est passée en 1982 de 40 à 39 heures. En 1996, la loi de Robien a encouragé les entreprises à adopter une semaine de travail plus courte. Les lois Aubry de juin 1998 et janvier 2000 ont imposé aux entreprises de plus de 20 salariés de réduire le temps de travail hebdomadaire à 35 heures avant février 2000, tandis que les sociétés de moins de 20 salariés se sont vu accorder un délai jusqu’en janvier 2002. Quel a été l'effet de ces lois ?

L’objectif annoncé des lois Aubry était de faire baisser le chômage par le partage du travail : si chacun travaillait moins longtemps, les entreprises, pour réaliser la même production, aurait besoin d’embaucher du personnel. Cette arithmétique semble simple, mais elle est pourtant trompeuse : en sus des salaires et des charges associées, les entreprises supportent des frais qui ne sont pas en rapport direct avec le nombre d’heures travaillées par leur personnel, comme les coûts fixes ou les dépense de formation. En conséquence, la réduction du nombre d’heures travaillées par salarié revient à augmenter le coût du travail, ce qui conduit les entreprises à réduire la production et à augmenter l'intensité en capital. Le résultat est de déprimer la demande de travail. L'effet global de la loi pourrait alors faire baisser l'emploi plutôt que l'augmenter, soit exactement le contraire de l’effet visé. Le gouvernement français avait prévu ce problème. Il tenta d’y répondre en réduisant les contributions sociales des entreprises et en associant la réduction du temps de travail à une plus grande flexibilité, notamment dans l’usage des heures supplémentaires.

Pour évaluer les conséquences de la semaine de travail de 35 heures, il convient d'aller au-delà des effets voulus par la loi (augmenter l’emploi) et regarder d'autres variables, en plus de l'impact positif évident sur les loisirs. En principe, la semaine de travail de 35 heures devrait bénéficier aux travailleurs qui avaient les moyens d'empêcher que leurs salaires mensuels ne diminuent. C’était effectivement la position des syndicats lors des négociations : « les 35 heures payées 39 ». Le gouvernement était sensible aux risques que posait la nouvelle loi pour les bas revenus. Le salaire horaire minimal fut donc relevé de façon à ce que le salaire mensuel minimal ne baisse pas, ce qui garantissait à cette catégorie de personnel, au moins, un maintien de ses revenus. Mais en maintenant le niveau des salaires mensuels, on contribuait aussi à la hausse du coût horaire du travail, malgré les baisses de charges. Pour compenser cette hausse, les entreprises pouvaient modifier les modes de production (augmentation des cadences, pauses et temps morts raccourcis, et cetera), mais une telle intensification du travail aurait alors affecté les intérêts des travailleurs.

Comment la loi a-t-elle fonctionné ? Pour évaluer correctement l'impact de RTT sur l'emploi, et plus généralement sur les intérêts des travailleurs, il faudrait pouvoir isoler ses effets des changements politiques, économiques et sociaux en cours quand la loi est entrée en vigueur. Les questions clé sont les suivantes : le niveau d'emploi a-t-il augmenté en réaction directe à la loi ? Les Français apprécient-t-ils le temps libre supplémentaire ? Ont-ils changé d’emploi en optant pour des postes qui permettaient de travailler plus longtemps, ou pris un deuxième emploi pour gagner plus d'argent ?

Pour répondre à ces questions, nous avons travaillé sur les différents temps de la mise en œuvre de la loi dans les grandes et les petites sociétés, Cela nous permet d'isoler l'effet de la réduction de semaine de travail sur les variables clé du marché du travail. L'approche est simple et rappelle certaines expériences médicales : le traitement (la semaine de travail de 35 heures) a été administré à un groupe (les grandes sociétés) et pas à un autre (les petites sociétés) début 2000. En comparant ces deux groupes de 1992 à 2002 (à partir des données des enquêtes Emploi) et en prenant en compte les effets des fluctuations cycliques et les différences observables entre les salariés des petites et des grandes sociétés, nous pouvons évaluer l'effet du traitement. Nous sommes parvenus aux conclusions suivantes.

Dès 2000, la RTT a réduit l'emploi pour les salariés directement affectés par la loi, c'est-à-dire ceux qui travaillaient plus de 35 heures dans de grandes entreprises avant juin 1998, quand la loi fut votée. Parmi cette catégorie de travailleurs, le nombre de ceux qui sont du statut de salarié à celui de chômeur a augmenté après la loi lorsque l’on établit la comparaison avec les salariés des petites entreprises et avec la situation à d’autres moments.

Après 1998, le salaire horaire a augmenté plus vite dans les grandes sociétés que dans les petites. Cela reste vrai pour les salariés gagnant plus que le salaire minimal, et dont la loi ne faisait pas augmenter mécaniquement le salaire horaire. Cette augmentation peut refléter la nécessité perçue par les entreprises de faire en sorte que la baisse des heures travaillées ne réduise pas le salaire mensuel.

La baisse de l'emploi des travailleurs directement concernés par la loi s’est accompagnée d’embauches de chômeurs plus nombreuses dans les grandes sociétés. En d’autres termes, la RTT a fait augmenter le turnover dans les grandes entreprises. Vu le coût des embauches et des licenciements, cette évolution pourrait bien avoir été socialement coûteuse, même s’il faut bien sûr prendre en compte les avantages d’une réduction du temps passé au chômage.

Les chiffres suggèrent que beaucoup de salariés de grandes sociétés ont pris un deuxième emploi ou ont changé d’emploi en se faisant embaucher par de petites sociétés (à un taux qui ne peut pas être expliqué par les tendances ordinaires). Ce phénomène semble indiquer qu'un nombre significatif de travailleurs préfèrent plus gagner plus d’argent à prendre davantage de loisirs. Cette observation pourrait bien indiquer que le choix des salariés entre revenus et loisirs est biaisé, probablement du fait d’autres règlementations et de la fiscalité sur les revenus.

Nos calculs ne détectent aucun effet direct de la RTT sur l’augmentation générale de l’emploi. En 1999 et 2000, l'emploi dans les grandes entreprises a augmenté au même rythme que dans les petites, alors que la loi ne devait s'appliquer à ces dernières qu’en 2002. C’est l’absence d’une plus forte création nette d’emploi dans les grandes entreprises (celles qui ont alors été soumises à la RTT) qui suggère que la RTT n'a pas eu d’effet direct sur l’emploi total, au moins jusqu'en 2000. La baisse du chômage observée durant cette période s’explique par d'autres facteurs, parmi lesquels la forte croissance économique mondiale.

Les sondages d’Eurobaromètre montrent par ailleurs qu’après la loi, les Français n'ont pas été plus satisfaits de leurs temps de travail que les autres Européens.

La RTT ne semble donc pas avoir vraiment bénéficié aux travailleurs. Elle n’a pas réussi à créer plus d'emplois, et aussi bien les entreprises que les salariés ont essayé d’en neutraliser les effets : une proportion significative de salariés concernés par la loi a quitté son emploi, a été licencié ou a pris un deuxième emploi. Et même si nous ne pouvons exclure que les individus qui n’ont pas changé de comportement après la loi étaient effectivement plus heureux, les enquêtes ne le montrent pas.