L’euro au temps du covid-19 edit

18 avril 2020

Le covid-19 provoque une des pires catastrophes économiques des dernières décennies. Face à cela, la BCE a annoncé le mercredi 19 mars un plan d’achat d’actifs de 750 milliards d’euros. La Commission européenne a suspendu les contraintes pesant sur les finances publiques des États membres. Les pouvoirs publics nationaux dépensent sans compter, émettant de la dette rachetée prioritairement par la BCE. Enfin les ministres des Finances européens viennent de décider d’un plan de soutien européen de 500 milliards.

Par son action, la BCE assume un rôle parafiscal encore plus évident que lors de la crise des dettes souveraines, mettant gravement en péril sa mission de maîtrise de l’inflation dans la zone euro alors qu’il est raisonnable de penser que la sortie de la crise du covid-19 pourrait être une reprise brutale et forte de l’inflation en zone euro. En d’autres termes, la stabilité monétaire au sein de la zone ne serait plus assurée et le bénéfice essentiel de l’euro à l’intégration économique européenne menacé. Une union monétaire pour être crédible doit être prête à des scénarios extrêmes mais possibles. À l’évidence, la zone euro ne l’est pas puisqu’elle oblige en catastrophe la BCE à des actions qui sortent de son mandat et qui ne s’explique que par l’absence ou à l’insuffisance de capacité budgétaire commune aux États membres. Elle est donc en danger.

Il est indispensable de trouver rapidement d’autres modalités d’action commune et ce, évidemment, sans modifier les traités européens. Le plan d’action budgétaire qui vient d’être annoncé le 9 avril par les ministres européens est un pas dans la bonne direction pour soulager la BCE. Le principe de la mutualisation des dettes publiques nationales (les « coronabons ») n’a pas été retenu, mais le recours à la fois au Mécanisme européen de stabilité et à la Banque européenne d’investissement pour jouer d’un effet de levier est acté. Pourtant une autre option budgétaire est possible, plus audacieuse et plus ambitieuse : l’émission de titres de dette par la Commission européenne. La notion de « dette européenne » est un tabou parce que, selon les traités européens, le budget de la Commission européenne doit être équilibré. Il est pourtant un moyen de résoudre la difficulté : émettre de la dette par le biais d’une agence européenne de la dette (AED). Cette agence, créée par un accord interétatique de tous les États membres de l’Union européenne, qui lui apporteraient son capital, serait dotée du pouvoir d’émettre de la dette et transmettrait les fonds levés à la Commission. Celle-ci se porterait garante des dettes émises et se chargerait de leur répartition sur le territoire de l’union en fonction de l’analyse qu’elle fait des besoins macroéconomiques. Le Conseil européen décide annuellement du plafond maximum que l’AED est autorisée à émettre au cours de l’année à venir. A posteriori, le Parlement européen doit contrôler les décisions de l’AED et de la Commission. Comme la Commission dispose de ressources propres négligeables, si la garantie devait jouer, elle le serait in fine via les Etats membres, en fonction de leur part au capital de l’AED.

Il semble que la formule ne soit pas si différente de l’option des coronabons ou du recours au Mécanisme européen de stabilité puisque in fine, ce sont les Etats qui assument le risque de l’endettement. Mais elle diffère sur des points essentiels de ces options.

1/ Les mesures retenues ou les coronabons consistent à ouvrir des modes de financement privilégiés aux États. Ceux-ci restent responsables de l’utilisation des fonds et n’ont qu’une vue partielle du problème à traiter. À l’opposé, la dette européenne permet de sortir de la logique de la négociation des transferts directs d’un État à un autre pour passer à la logique de l’élargissement des outils d’action de l’Union elle-même. Or dans une crise globale et aux effets transfrontières importants, une vision d’ensemble est requise. La Commission est supranationale, voit l’Union comme un ensemble, est compétente et équipée pour agir au plan macroéconomique. Elle peut agir directement, disposant si nécessaire d’une capacité de négociation avec les États rodée et crédible.

2/ Il n’y a pas comme dans le cas de la mutualisation des emprunts pratiqués par un État membre de transfert financier implicite d’un groupe d’États vers un autre, nourrissant les procès d’intention et le sentiment réciproque d’iniquité. Par le biais d’une dette européenne, ce sont tous les États qui s’impliquent en faveur de l’Union, et non pour venir en aide tel ou tel. La logique de la négociation entre les États et la signification de cette dette pour les opinions publiques sont donc tout à fait différentes.

3/ De plus, les mécanismes de contrôle mis en place et exercés par le Conseil et le Parlement européen doivent permettre par la transparence, la reddition de compte et, le cas échéant, la sanction, de limiter les abus et les erreurs. Cela doit rassurer les opinions publiques européennes et ainsi conforter le projet européen. On ne dira en effet jamais assez combien la méfiance entre les partenaires européens nourrit l’euroscepticisme, c’est-à-dire la méfiance des opinions publiques à l’égard de l’intégration européenne, et le répand.

Le premier avantage de cette solution est que le parallélisme entre l’intégration monétaire et l’intégration budgétaire est ainsi établi sur des bases sérieuses et durables. La BCE est ainsi soulagée du rôle para-fiscal qu’elle a été amenée à jouer par le biais de la monétisation des dettes publiques et qu’elle réactive en catastrophe au premier semestre 2020. Elle lui permet de pratiquer une politique monétaire sur des bases assainies, en utilisant les achats de titres de la dette européenne comme les instruments privilégiés de sa politique monétaire. Elle pourra ainsi réduire ses achats de titres d’États européens qui l’exposaient à la critique d’encourager des États fragilisés par un excès d’endettement à persister dans cette voie.

Le deuxième avantage financier est que l’Union européenne se dote avec des titres de dette européenne de la capacité d’attirer une part de l’épargne mondiale surabondante, conséquence de l’accroissement vertigineux des liquidités mondiales.

Enfin, le dernier avantage financier de la dette européenne est de permettre une baisse des taux d’intérêt de la zone euro, relativement à ce qu’ils seraient sans cet instrument grâce à l’existence d’un marché profond de la dette européenne qui renforcera l’attractivité de l’euro comme monnaie de référence internationale.

Ce dernier point est important pour la question du remboursement de la dette européenne. On ne peut exclure que les États se trouvent devant la nécessité d’assumer eux-mêmes ce remboursement ou encore que la garantie qu’ils ont accordée doivent s’appliquer. Mais la probabilité en est faible. Il est plus probable que le remboursement se fera pour une bonne part, voire pour une part prépondérante, par la réémission de nouveaux titres de dette. L’Union européenne se trouvera dans la même situation que les États-Unis : ceux-ci n’ont pas de difficulté à réémettre de la dette car personne n’anticipe qu’ils fassent défaut. Le fait que la dette engage l’Union européenne elle-même, facilite considérablement la question du remboursement et de la réémission tout en renforçant la crédibilité de l’union. Paradoxalement, l’émission de dette renforce l’Union et l’euro car elle accroît sa crédibilité internationale.

La proposition qui vient d’être présentée, à l’évidence audacieuse, est nettement moins iconoclaste que la déclaration de Mario Draghi de 2012. Elle n’est contraire ni à la lettre ni à l’esprit des traités européens. La lettre d’abord. Rien dans les traités n’interdit à la Commission de se porter garante : une telle garantie est hors budget et ne viole pas l’obligation d’équilibrer ses ressources et ses dépenses. Le procédé n’est pas nouveau : l’Union européenne s’est déjà portée garante du Mécanisme européen de stabilité créé en 2012. L’esprit ensuite. La présente proposition est conforme au principe que la Commission est délégataire des États membres puisque la Commission n’agira que sous le contrôle a priori et a posteriori des institutions politiques européennes, et en particulier des États membres.

Vu les besoins que révèlent les crises sanitaire et climatique, le temps du débat sur la dette européenne est venu.