Quand les trains roulent, les roues s'usent aussi edit

21 juin 2006

Tout le monde sait que les roues des wagons tournent mieux quand elles sont rondes. Mais elles s'usent et deviennent moins rondes. Le matériel s'use alors plus vite et le risque d’incidents augmente. Il existe une technologie pour détecter les irrégularités ; elle requiert des senseurs dans les rails, reliés à des émetteurs sur les locomotives et les wagons. Mais c'est cher et cela exige une standardisation des mesures. Ce petit problème illustre la différence entre un système intégré et le cas où rails et matériels roulants sont séparés. Dans le premier cas, l'entreprise réalise des gains substantiels sur l'utilisation des rails et des matériels roulants. Dans le cas de gestion séparée, une question délicate apparaît : qui profite le plus de ces nouveaux équipements, qui doit les acheter et les entretenir ? Cette question peut devenir une source de négociations sans fin, sans parler de la question de la standardisation des données. Le résultat peut être de se passer de ce genre d'équipement ou de ne l'installer que tardivement.

De tels problèmes sont particulièrement cruciaux pour les trains à grande vitesse. Ces trains exigent des voies et des matériels roulants très performants et donc très coûteux. Chaque société, rails d’un côté et trains de l’autre, va exiger des accords à long terme assortis de garanties contractuelles. L’intégration résout la question très simplement. Ce type de question est connu depuis longtemps. C’est en 1937 que Ronald Coase, un prix Nobel en économie, a montré que l’autorité de gestion au sein d’une entreprise permet de trouver des solutions que le marché est souvent incapable de fournir. Ce résultat modifie profondément l’analyse sur les bienfaits d’une séparation des entreprises impliquées dans le transport ferroviaire entre gestion des voies ferrées et gestion des transports, comme en France avec le RFF d’un côté, et la SNCF de l’autre.

Dans le même temps, l’argument contre l’intégration est tout aussi clair : un opérateur de transports qui contrôle aussi les voies ferrées peut bloquer, ou au moins décourager, l’entrée de concurrents. Les bienfaits attendus de la concurrence, des prix plus bas et un meilleur service, et donc une plus grande compétitivité vis-à-vis de la route et des transports aériens, risquent donc d’être perdus. De plus, avec plusieurs opérateurs en place, on gagne en transparence pour évaluer la performance de l’ancien monopole.

Cependant, contrairement à l’opinion qui prévaut dans de nombreux pays européens et au sein de la Commission, l’intégration n’est pas le seul, ni même le meilleur moyen d’obtenir de tels résultats. Une solution, classique en matière de monopole de service public, consiste à créer une agence indépendante du gouvernement et, bien sûr, de l’opérateur. Dotée de l’autorité et des moyens nécessaires, une telle agence peut collecter l’information dont elle a besoin pour évaluer l’opérateur et exiger les changements nécessaire pour atteindre un niveau élevé de performance, tant sur le plan économique qu’en ce concerne les missions de service public. Son travail peut d’ailleurs être rendu plus efficace si d’autres agences existent dans d’autres pays et échangent entre elles leurs informations et analyses.

De fait, la séparation n’est pas une solution universellement adoptée. Même aux Etats-Unis, où l’activité des chemins de fer dans le fret est florissante, toutes les compagnies de ce secteur possèdent leurs propres voies ferrées. A la suite d’importantes réformes dans les années 1970 et 1980, elles se sont massivement restructurées. La compétition rail-route est intense. Au Japon, où les trains sont essentiellement utilisés pour le transport de passagers, les six compagnies régionales possèdent leurs infrastructures et sont soumises au contrôle rigoureux d’une agence nationale qui peut comparer leurs performances.

C’est en Europe que la séparation a été choisie, en général à la suite de privatisations. C’est le cas en France, mais aussi en Suède, où cependant les compagnies ne couvrent pas tous leurs frais et reçoivent des subventions. En Grande-Bretagne, la séparation semble avoir créé au moins autant de problèmes qu’elle en a résolus. Les Pays-Bas ont récemment suivi dans cette direction. Les directives de la Commission demandent, au moins, une comptabilité séparée entre infrastructure et exploitation.

Pourquoi donc la séparation, qui prévaut de plus en plus en matière d’industries de réseaux, par exemple le gaz, l’électricité ou le téléphone, n’est pas aussi largement adoptée en matière de chemins de fer ? Il faut ici prendre en compte la spécificité du chemin de fer. Dans le cas de l’électricité, le prix que doit payer un distributeur pour accéder au réseau varie en fonction de la demande des divers concurrents. Le marché permet de coordonner de manière efficace les producteurs et les distributeurs en fonction des besoins qui varient d’un jour à l’autre, et même d'une heure à l’autre. La situation est beaucoup plus complexe en matière de rail : diverses activités (fret, transport régional à basse vitesse, trafic à longue distance et grande vitesse) doivent se partager les mêmes voies. Si la coordination ne fonctionne pas, on risque d’assister à des embouteillages et, au pire, à des accidents. Il n’est pas évident que le marché puisse mieux assurer une telle coordination qu’un opérateur unique.

En fait, il est impossible d’affirmer qu’une solution est clairement meilleure que l’autre. Chacune a ses avantages et ses inconvénients et c’est à l’usage que l’on pourra les évaluer. L’expérience en cours en Europe fournira une mine d’informations.