Quel(s) futur(s) nous reste-t-il? edit
Depuis quelques années, les messages d’alerte adressés dès les années 1970 par la communauté scientifique au sujet du réchauffement climatique, de l’érosion de la biodiversité, ou encore de l’appauvrissement des sols suscitent des réactions de plus en plus vives. L’année passée, un mouvement militant générationnel a ainsi massivement condamné un modèle de développement économique qui précipiterait l’humanité vers une catastrophe environnementale et humaine sans précédent.
Aujourd’hui, le Covid-19 qui sévit partout dans le monde est qualifié par le microbiologiste Philippe Sansonetti, de “maladie de l’anthropocène”. Pour l’historien Jérôme Baschet, la pandémie est à comprendre comme un “fait total”, où “la réalité biologique du virus est devenue indissociable des conditions sociétales et systémiques de son existence et de sa diffusion”. Le XXIe siècle aurait ainsi “commencé en 2020, avec l’entrée en scène du Covid-19”.
La pandémie de coronavirus serait alors un premier tir global de sommation adressé à l’humanité toute entière par… elle-même, puisque l’anthropocène, terme et réalité géologique sujets à débats, renvoient à une nouvelle ère géologique dans laquelle l’Homme aurait acquis une telle influence sur la biosphère qu’il en serait devenu l’acteur central.
Le mouvement punk s’était rallié, à la fin des années 1970, derrière un slogan lapidaire, “no future” - “il n’y a pas d’avenir possible”. Aujourd’hui, tandis que la pandémie a condamné plus de la moitié de l’humanité au confinement, que les experts médicaux redoutent d’autres pics épidémiques à venir, que les économistes anticipent un après-crise particulièrement douloureux, que(s) futur(s) nous reste-t-il ?
Coloniser le futur, un projet vieux de plusieurs siècles
Depuis la première révolution industrielle jusqu’à aujourd’hui, nous nous sommes appliqués à mettre en pratique l’injonction de Descartes à être “comme maître[s] et possesseur[s] de la Nature”. La société moderne, informée par l’idée de progrès, puise son énergie dans la capacité sans cesse renouvelée de l’Homme à innover, c’est-à-dire finalement à coloniser le futur avec l’idée que nous nous en faisons aujourd’hui.
Dans ce mode de développement économique et social dont la croissance économique est devenue la pierre de touche, le futur est un espace à conquérir et à façonner afin de réaliser nos désirs ; désirs, autrement appelés besoins, que l’économie de marché fera en sorte de renouveler à l’infini.
Nous avons ainsi le futur en ligne de mire depuis le présent, et nous le construisons à coup de découvertes, d’inventions, d’innovations, de nouveaux business models, etc.
Et si, finalement, le futur était lui aussi en mouvement, et se reconfigurait selon des logiques qui échappaient à notre volonté et à nos actes ?
Sûrs de notre capacité à résoudre n’importe quel problème au moyen de solutions techniques toujours plus sophistiquées, nous n’avons qu’au mieux pris à la légère les innombrables travaux qui visaient à nous alerter sur la non-soutenabilité de notre modèle de développement économique, la vulnérabilité des sociétés complexes, les risques d’effondrements, etc.
Même si nous avons abandonné au fil du temps les prévisions linéaires et l’imaginaire de maîtrise de la plannification technocratique, même si guerres et crises financières nous ont rappelé que l’histoire, n’avait pas disparu, nous avons en réalité continué à croire à la perspective d’un monde stable.
Émergences
Or la pandémie de coronavirus nous ramène à une situation d’incertitude systémique et radicale. La prévision voit son domaine légitime se restreindre singulièrement. Il y a quelques semaines encore, le futur “officiel”, en forme d’accélération et d’intensification du présent, avait la faveur des pronostics et des probabilités ; aujourd’hui, croire qu’il adviendra quand même, avec juste un peu de retard, est un acte de foi.
Notre survie dépendra de notre capacité à nous délester de cette image du futur, conçu comme un espace-temps qui sera nécessairement meilleur que le présent car tous nos désirs y seront réalisés, et à reconnaître au contraire que le monde de demain échappera, dans des proportions qu’il est malaisé d’estimer, à notre capacité d’action.
Incertain, le futur doit donner naissance à des anticipations plurielles de ce qu’il pourrait être. Chacune de ces anticipations sera un regard inédit que l’on porte sur le présent depuis un futur possible. Ensemble, elles contribueront à nous rendre plus aptes à percevoir et à faire sens d’émergences, c’est-à-dire, au sens de la théorie des systèmes complexes, de propriétés et de structures cohérentes qui apparaissent dans l’environnement, sans planification ni impulsion extérieure. Ensemble, elles composeront l’outillage intellectuel dont nous avons besoin pour rendre intelligible ce qui échappe à notre volonté et à notre capacité d’action et qui était, précisément pour cette raison, jusque-là ignoré.
L’anticipation des émergences, en référence aux travaux conduits à l’UNESCO par Riel Miller et le réseau international de recherche sur la littératie du futur (en anglais, futures literacy), ne doit pas être confondue avec une analyse des risques ou la conception d’un énième plan d’urgence, puisque dans ces dernières, à l’instar des démarches d’innovation évoquées plus haut, le futur est toujours compris comme une matière qui, en réponse à une séquence prédéterminée d’actes volontaires, finira par prendre la forme désirée.
Au contraire de la planification dont la finalité est stratégique, la finalité de l’anticipation des émergences est ontologique. Il n’est ici pas question de chercher à coloniser le futur avec l’idée que nous nous en faisons aujourd’hui. Il s’agit au contraire de focaliser son attention sur le potentiel de “changements dans les conditions du changement”, pour reprendre les mots de Riel Miller. En interrogeant ainsi la nature et le potentiel de nouveauté de notre environnement - naturel, social, politique, économique, etc. - nous adoptons une posture résolument humble vis-à-vis du futur puisque ouvrir la réflexion au potentiel de changements dans les conditions du changement, c’est admettre pleinement les limites de nos actions sur la trajectoire de l’humanité et, plus largement, de notre écosystème.
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