Un malentendu: la Directive sur les secrets d’affaires et la liberté d’informer edit

27 mai 2016

Votée au Parlement de l’Union Européenne le 14 avril dernier, la Directive protégeant les secrets d’affaire contre l’obtention, l’utilisation et la divulgation illicites a suscité de nombreuses critiques. Beaucoup a été dit sur ce texte, accusé d’avoir été rédigé sous l’influence des multinationales et d’autoriser les poursuites contre les journalistes et les lanceurs d’alerte. Il a ainsi été affirmé que les entreprises impliquées dans le scandale des « Panama Papers » auraient pu, sur le fondement d’un tel texte, empêcher les médias d’évoquer l’affaire. De même a-t-on pu lire que la Directive permettrait d’éviter les investigations des autorités publiques sur des sujets sensibles. 

Une lecture attentive du texte permet toutefois de dissiper en grande partie les craintes exprimées. L’objet de la Directive n’est pas d’organiser la dissimulation de comportements répréhensibles ou contraires à l’éthique. Il s’agit, en revanche, de protéger les informations qui constituent un avantage concurrentiel sans pour autant faire l’objet de droits de propriété intellectuelle, soit que ces informations ne puissent être protégées à ce titre, soit que leur détenteur y ait renoncé, par exemple en s’abstenant de déposer un brevet. Les institutions européennes ont travaillé à partir de plusieurs études ayant conclu qu’une harmonisation des différentes législations sur ce point serait de nature à stimuler la croissance, la compétitivité et l’innovation.

La Directive comporte donc une définition de la notion de « secret d’affaires » à qui l’on a reproché d’être trop large. Cela tient au fait que les informations essentielles pour la compétitivité d’une entreprise et qu’elle ne souhaite pas, pour cette raison, voir divulguées ou utilisées, sont de nature extrêmement variable. Le texte s’est inspiré de l’article 39-2 de l’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), conclu en 1994 dans le cadre de l’OMC, et prévoit que les informations concernées ne doivent pas être généralement connues des personnes appartenant aux « milieux qui s'occupent normalement de ce genre d’informations », doivent avoir une valeur commerciale et avoir fait l’objet de mesures raisonnables pour les garder secrètes.

La Directive sanctionne la divulgation ou l’utilisation de telles informations, mais uniquement sur le plan civil. Contrairement à ce qui a pu être écrit çà et là, la Directive ne comporte aucune mesure pénale, les institutions de l’Union n’ayant pas compétence pour légiférer en matière pénale dans un domaine n’ayant pas déjà donné lieu à des mesures d’harmonisation. La Directive n’aura donc aucun impact sur les poursuites pénales exercées contre certains lanceurs d’alerte, tel Antoine Deltour, qui fait l’objet de poursuites au Luxembourg en raison de ses révélations dans l’affaire LuxLeaks. Le texte se contente de prévoir que les personnes obtenant, utilisant ou divulguant des secrets d’affaire de manière illicite voient leur responsabilité civile engagée, ce qui signifie qu’elles peuvent avoir à réparer le dommage subi par la victime de la divulgation, voire être soumises à des injonctions de cesser d’utiliser ou divulguer l’information considérée. On est bien loin ici de la loi fédérale américaine (l’Economic Espionage Act de 1996, section 1832) qui fait du vol ou de l’utilisation frauduleuse de secrets d’affaire une infraction pénale passible de 10 ans d’emprisonnement et d’une amende pouvant aller jusqu’à 5 millions de dollars.

En outre, seuls les comportements mentionnés par la Directive peuvent entraîner la responsabilité de leur auteur. Tel est le cas de l’obtention d’informations confidentielles sans autorisation ou par des comportements jugés « contraires aux usages honnêtes en matière commerciale ». La divulgation ou l’utilisation d’informations obtenues de manière illicite est également sanctionnée, de même que la divulgation ou l’utilisation réalisées en violation d’un engagement de préserver le secret. La production, l'offre, la mise sur le marché, l'importation, l’exportation ou le stockage 
de biens produits en violation d’un secret d’affaire peuvent donner lieu à sanction si la personne qui s’y est livré a ou devait avoir conscience de l’illicéité. Dans l’ensemble, la Directive cherche manifestement à sanctionner les agissements malhonnêtes et la réalisation de profits au détriment d’autrui.

Il n’apparaît pas, dans ce contexte, que la Directive menace directement la liberté de la presse. Son article 5 exclut expressément l’application de ses dispositions au cas où un secret d’affaire est obtenu, utilisé ou divulgué en vue d’ « exercer le droit à la liberté d’expression et d’information établi dans la Charte » des droits fondamentaux de l’Union Européenne, « y compris le respect de la liberté et du pluralisme des médias » (article 5a). La Charte des droits fondamentaux protège expressément, dans son article 11, la liberté d’expression et d’information. La Directive, une fois transposée, ne pourrait donc pas être utilisée pour fonder des poursuites à l’encontre d’un organe de presse.

L’inquiétude se justifie peut-être davantage de la part des personnes ne relevant pas de l’exception propre à la presse, à commencer par les sources des journalistes. Ces personnes ne verront écartées les dispositions de la Directive que si elles ont obtenu, utilisé ou divulgué un secret d’affaire « pour révéler une faute, un acte répréhensible ou une activité illégale » à la condition qu’elles aient agi « dans le but de protéger l’intérêt public général » (article 5b). Cela signifie concrètement que la révélation d’informations relatives à des activités licites sera sanctionnée, ce qui recouvre, par exemple, l’hypothèse de la divulgation du secret de fabrication d’un produit autorisé bien que soupçonné d’être toxique. Une difficulté est ici qu’une activité donnée, tel le choix d’un certain régime fiscal ou du recours à une certaine composante, peut être légale dans le pays où elle est menée et illégale dans le pays où elle est révélée. Par ailleurs, il sera possible de condamner la personne ayant révélé une activité illicite si elle n’est pas en mesure d’établir qu’elle a agi en vue de protéger l’intérêt général. Il reste que cette preuve devrait être facile si l’on admet que la révélation d’un comportement illicite sert l’intérêt général : le texte vise manifestement les révélations faites en vue de nuire à un concurrent ou à un ancien employeur.

Enfin, il existe toujours une autre possibilité d’échapper aux sanctions prévues par la Directive en prouvant que l’obtention, l’utilisation ou la divulgation a eu lieu aux fins de protéger un intérêt légitime reconnu par le droit de l’Union ou le droit national (art. 5d). S’il est difficile de déterminer comment cette dernière exception, somme toute un peu vague, sera transcrite et appliquée dans les différents Etats membres, elle donne un argument supplémentaire à la personne poursuivie.

Au total, il n’apparaît pas tout à fait exact d’affirmer que les lanceurs d’alerte sont dépourvus de protection au regard du texte même de la Directive. Il est permis de s’accorder, en revanche, sur la nécessité d’adopter un texte spécifique à ces derniers et organisant leur protection.