Le juge a-t-il le droit de rester un être humain? edit

8 octobre 2018

La saga de la nomination du juge Kavanaugh à la Cour suprême des Etats-Unis, digne de la série House of Cards, nous a offert un spectacle passionnant. Elle doit surtout nous interroger sur ce que les démocraties occidentales attendent de leurs juges. Certes le contexte américain pèse fortement dans cette affaire mais cette situation exacerbée met en évidence des enjeux qui dépassent de loin le cadre d’un processus inscrit dans une tradition constitutionnelle différente de celles que connaissent les États européens. Dans quelle mesure un juge est-il un individu doté d’opinions et d’affects qui pèsent dans les décisions qu’il prend et comment assume-t-on cette dimension humaine ?

Le processus de désignation de Brett Kavanaugh a montré qu’il importait qu’il se présente comme une icône du parfait citoyen, homme bien élevé et père de famille. La photo de sa prestation de serment en témoigne de façon remarquable. Indépendamment des faits d’agression sexuelle qui sont d’une toute autre nature, il est intéressant de souligner qu’il n’était même pas possible pour lui de reconnaître qu’il avait dans sa lointaine jeunesse pu boire plus que de raison. Il ne pouvait pas plus avoir eu le moindre soupçon sur son collègue Kozinski aujourd’hui poussé à prendre sa retraite pour un comportement professionnel douteux incluant l’usage de pornographie sur son lieu de travail. Cette prétendue perfection dans la vie privée n’est pas seulement une posture nécessaire à la procédure de nomination. Elle tend surtout à montrer que quelles que soient les positions juridiques que le juge sera amené à prendre, sa morale irréprochable lui permet d’être exigeant vis-à-vis de ses concitoyens. C’est donc la vie ascétique du juge qui lui permet d’occuper sa fonction. Inversement on craindrait qu’un juge à la vie dissolue ne soit que trop enclin à soutenir des interprétations juridiques permissives.

On voit qu’il est essentiel pour les tenants de valeurs conservatrices que la fonction juridictionnelle soit gagée par une vie personnelle irréprochable : il reste difficile – même à l’époque du trumpisme – d’imposer un puritanisme absolu aux autres tout en s’en exemptant.

Or le processus de nomination de Brett Kavanaugh montre par toute sa mise en scène et par la victoire sur le fil du candidat des républicains qu’en réalité personne ne croit à l’image que veut donner le juge. Sa dernière audition marquée par ses protestations véhémentes et sa tonalité agressive montrait clairement que l’indépendance et l’impartialité ou encore la pondération comptaient moins que l’affichage d’une vie privée sans taches. C’est selon les commentateurs cette posture peu orthodoxe qui lui a permis d’obtenir le soutien inconditionnel des sénateurs républicains. Ainsi donc cette image de la vie privée n’est fabriquée que pour les besoins de la cause et n’est qu’un élément dans une lutte de pouvoir entre démocrates et républicains. Le juge Kavanaugh ne dispose d’autre légitimité que celle donnée par les rapports de force politiques du moment. Comment alors accepter une nomination à vie ? C’est bien la Cour suprême américaine comme institution qui est fragilisée car son autorité morale disparait au profit d’une simple légitimité politique conjoncturelle.

Plus généralement  la question de la personnalité des juges devient plus que jamais un enjeu  pour une justice américaine qui personnalise l’acte de juger en indiquant par exemple le sens du vote de chaque juge dans le cadre de décisions collégiales. Les biais personnels sont par exemple mis en évidence par des analyses statistiques (voir le site www.lexmachina.com). Que reste-t-il de l’indépendance et de l’impartialité quand le juge est d’abord défini par son appartenance politique et par les valeurs, croyances ou principes moraux qu’il affiche ?

Nous aurions tort de penser que ce débat est circonscrit aux Etats-Unis. Certes nos traditions juridiques européennes font plus de place à la collégialité et le processus de nomination des juges est moins politisé… du moins pour l’instant. Mais il est difficile de ne pas voir qu’en Pologne ou en Hongrie l’indépendance du pouvoir judiciaire est en cause. 

Plus encore ce débat prend une dimension toute particulière si on le relie aux enjeux de la « justice prédictive », à savoir l’idée que l’on puisse déterminer par une analyse automatique des textes et de la jurisprudence une solution juridique par le biais d’un algorithme. Si on pense que la personnalité du juge est un élément qui doit être banni d’une recherche de solution alors il est clair que la machine dispose d’un avantage incontestable. Le contre-exemple américain apporte des arguments en faveur de cette approche. Il est difficile de militer pour une justice comportant une part de subjectivité humaine si cette subjectivité est celle d’un militant.

Cela nous oblige à réaffirmer les notions d’indépendance et d’impartialité. Celles-ci ne supposent ni que le juge soit dépourvu de personnalité ni qu’il soit infaillible mais qu’il accomplisse son travail avec rigueur. Cette indépendance et cette impartialité doivent être garanties par l’institution toute entière notamment par l’institution de la collégialité et de recours. Il faut surtout, avant que les populistes ne s’emparent du sujet, que le débat sur le rôle du juge et sa place dans nos sociétés soit ouvert.