Comment les films américains financent l'exception culturelle edit

Jan. 22, 2006

Les derniers chiffres de fréquentation des salles de cinéma en France sont décevants. Ils résultent largement de l'absence de gros blockbusters américains sur les écrans. Faut-il y voir par contrecoup la vitalité de l'exception française et sa résistance à l'emprise américaine ? Rien n'est moins sûr, car les films américains sont une source majeure de financement de l'exception culturelle...

En effet, la politique du cinéma est évaluée à l'aune de trois catégories de critères. La première est l'accroissement du nombre de films produits, et, en leur sein, du nombre de premiers films. On pourrait discuter de la signification de cette volonté de croissance sans qu'elle ne soit assortie d'un véritable diagnostic sur la qualité de l'offre. Il n'empêche. Le cinéma français fait preuve d'un dynamisme que d'aucuns, paraît-il, nous envient : 97 films d'initiative française en 1995, puis une remontée irrégulière jusqu'à 187 films en 2005, contre 134 en Italie, 132 au Royaume-Uni, 87 en Allemagne. Et l'avance sur recettes, soutien sélectif sur qualité, a permis de boucler le budget de 27 premiers films l'an passé.

L'importance du public est un deuxième indicateur très clair de la vitalité de l'activité et de la réception des œuvres. Passer en France de 411 à 116 millions d'entrées annuelles entre 1957 et 1992 eut quelque chose de traumatisant. On conçoit que les signes de reprise de la consommation soient accueillis avec soulagement. Parce que l'on a frôlé les 200 millions d'entrées en salle en 2004, les 176 millions de spectateurs de 2005 sont plus que décevants. Mais le fait que l'Allemagne, l'Espagne, l'Italie aient aussi subi un retrait de la fréquentation montre que le phénomène n'est pas imputable au seul contexte français. Seul le Royaume-Uni s'en sort avec une fréquentation des salles à peu près inchangée. Partout, le cinéma américain, avec ses blockbusters qui rassemblent des millions d'entrées, a fait plus pâle figure que l'année précédente. En 2004, Les Indestructibles, Shrek 2, Harry Potter 3 et Spiderman 2 avaient cumulé 24 millions d'entrées en France. En 2005, le troisième épisode de Star Wars a atteint un score de 7 200 000 entrées, mais les autres films américains ont marqué le pas.

Le troisième critère est la part du cinéma français dans la fréquentation, qui serait la marque de la capacité concurrentielle de notre cinéma. Une part de marché de 30% environ, plus élevée que pour les autres cinématographies européennes (23% pour le cinéma national en Allemagne, 20% en Italie), voilà qui réjouira tous ceux qui assimilent la politique culturelle et la préférence nationale.

Les dispositifs publics de soutien entraînent une tension entre ces trois critères : paradoxalement, la montée de la part du cinéma français et celle du nombre des films produits ne sont pas vraiment de bonnes nouvelles dans un contexte de baisse de la fréquentation. En d'autres termes, lorsque la baisse de la fréquentation est largement imputable au faible engouement suscité par les films hollywoodiens, c'est l'avenir du cinéma français qui s'assombrit.

C'est ce qui s'est-il passé en 2005. La part de marché du cinéma français s'est accrue, mais la baisse de la fréquentation des films américains est une mauvaise affaire. Pour le comprendre, il faut rappeler en quelques mots le mécanisme de base du système complexe de soutien au cinéma, dont la nature industrielle et culturelle est assise sur un double dispositif, automatique et sélectif. Le compte de soutien du cinéma est alimenté par une taxe, la taxe spéciale additionnelle, qui représente près du quart de ses ressources. Cette taxe est prélevée sur chaque entrée en salle, quelle que soit la nationalité du film projeté. Mécaniquement, la baisse de la fréquentation conduit les rentrées de 2005 à un plus faible niveau que celui de l'année précédente.

Or les sommes collectées sont redistribuées aux producteurs français et européens, au prorata des succès de leur film précédent, en vertu du soutien dit automatique. Non seulement la baisse du nombre d'entrées réduit le fruit de la collecte, mais les sommes qui reviendront à chaque producteur seront plus faibles que prévu, puisque le nombre de films produits est resté élevé.

Certes, le compte de soutien est aussi alimenté par d'autres ressources : un peu plus du tiers du produit d'une taxe sur les services de télévision et 65% du produit d'une taxe sur la vidéo et la vidéo à la demande. Mais cela ne suffit pas à compenser la baisse de fréquentation en salle. Bref, quand les films américains ne sont pas au rendez-vous, le cinéma français est à la peine.

Hollywood et le cinéma français, deux frères ennemis de taille bien inégale mais voguant sur un même bateau ? Le débat récent où l'on vit certains producteurs français s'effrayer à l'idée que l'on ouvre le compte de soutien aux productions françaises financées par des filiales de majors américaines, comme on le faisait du temps de François Truffaut et de Louis Malle, aurait gagné à ce que l'on garde en tête cette drôle d'imbrication entre deux cinématographies dont il est trop simple de considérer qu'elles sont radicalement étrangères l'une à l'autre.