Russie : Banque et politique edit

13 octobre 2006

Le 13 septembre, le vice-gouverneur de la Banque centrale russe était assassiné. Andrei Kozlov était reconnu comme l’un des fonctionnaires les plus brillants, les plus honnêtes et les plus courageux de Russie. À l'âge de 30 ans, il était devenu le délégué du président de la Banque centrale, sur la seule base de son mérite. Professionnellement et moralement, c’était un homme très respecté. Pendant ses nombreuses années à la Banque centrale, il a été à la pointe du combat pour assainir le système bancaire. Quand Viktor Gerashchenko, que certains considèrent comme le plus mauvais banquier central de l'histoire, est revenu à la Banque centrale après le crash financier de 1998, Andrei est parti. Quand Gerashchenko est reparti, il est revenu, parce que son travail avait à nouveau un sens. Le meurtre d'un fonctionnaire important est toujours consternant, mais c’est encore plus grave quand la victime fait partie des rares responsables que personne n'accuse de corruption. Quant au motif, il y a deux hypothèses principales. La première est que Kozlov, en tant que principal régulateur du système bancaire, avait une liste des banques qui perdraient leurs licences. Quelqu'un dont la banque était dans la liste pourrait l'avoir fait tuer, en supposant que seul Kozlov se montrerait assez courageux pour fermer sa banque. L'autre hypothèse est que l’une des 91 banques qu’il avait déjà fermées ait décidé de se venger.

Examinons de plus près le système bancaire. Bien qu'il connaisse un essor remarquable dans les prêts à la consommation, il reste notablement petit. La monétisation de la Russie – la part de la monnaie et des crédits rapportée au PIB – continue à être bien plus basse que celle de l'Ukraine. Structurellement, le système bancaire est l’une des parties les plus arriérées de l'économie, et il freine le développement économique du pays. La raison principale de ce retard est la prédominance des banques publiques. Les deux plus grandes, Sberbank et Vneshtorgbank, possèdent presque la moitié des capitaux bancaires totaux. Aucune banque privée ne possède plus de 2% de ces capitaux, et leur part n'augmente pas.

Cette prédominance du secteur public résulte de l’action menée par Gerashchenko contre les banques privées après le crash financier 1998. Dans la plupart des autres pays de la CEI, les accidents financiers ont fait disparaître les entreprises les moins performantes, c'est-à-dire les banques publiques. En Ukraine, par exemple, on ne trouve que deux banques publiques, qui détiennent environ 5% des capitaux bancaires totaux. Les plus grandes banques privées en détiennent quelque 10% chacune. La banque est le secteur qui connaît la plus forte croissance et 18 des 30 hommes les plus riches du pays sont des banquiers. Avec ce fort secteur bancaire, les régions et les petites entreprises ont de bien meilleures chances de se développer qu'en Russie. Les banques étrangères paient des prix élevés pour acquérir des banques ukrainiennes et elles détiennent au total environ 30% des capitaux bancaires du pays. L'Ukraine n’a pu parvenir à ce résultat que grâce à la prédominance de banques privées.

En Russie, au contraire, la propriété étrangère dans le secteur ne dépasse pas 13% du capital total. Certes, le gouvernement a fait passer un décret pour abolir les parts sociales « bénies », qui ne peuvent être achetées par des étrangers qu’avec l'approbation des autorités : c’était l’une des principales raisons au fait que très peu de banques commerciales soient cotées en bourses. Le ministre des Finances Alexei Kudrin a également proposé, et c’est une bonne nouvelle, de relever le seuil maximum des capitaux étrangers dans le secteur bancaire à 50%. Mais les problèmes de ce secteur sont structurels. Les investisseurs étrangers s'intéressent plus aux banques de niche, aux banques régionales ou aux banques tournées vers les particuliers ; trop peu souhaitent occuper le créneau de la banque d’affaires.

Il est ainsi beaucoup plus difficile pour les entreprises d’emprunter en Russie qu'en Ukraine, bien que la Russie soit beaucoup plus riche. Là encore, le problème fondamental avec le secteur bancaire russe est la prédominance de la propriété publique. On pourrait penser que c’est un facteur de stabilité, mais une affaire survenue pendant l’été 2004 suggère le contraire. Elle a commencé avec une campagne de presse, dont on sait aujourd’hui qu’elle a été payée : l'une des victimes, la Banque Alfa (la plus grande banque privée de Russie), a porté plainte pour diffamation et a gagné son procès. La principale victime fut la banque Guta, qui a été acculée à la faillite et rachetée par Vneshtorgbank, avec comme résultat d’accroître encore l’influence des banques publiques. Lesquelles ne sont pas, on le voit, un facteur de transparence. De l'aveu général, Sberbank a fait un vrai effort en ce sens, mais personne n’en dirait autant de Vneshtorgbank. Très liée au Kremlin et aux services de sécurité, elle est impliquée dans toutes les activités économiques des siloviki, ces anciens de l’appareil soviétique qui ont infiltré les cercles dirigeants de la Russie d’aujourd’hui. C'est Vneshtorgbank qui a acheté 5 pour cent d’EADS pour le compte d’une entreprise toujours anonyme à ce jour. Ce sont aussi les banques d'État qui ont financé le rachat par Rosneft de Yuganskneftegaz.

Avec leur position sur le marché et leurs connexions politiques, on pourrait s’attendre à ce que les banques publiques soient extrêmement profitables. Sberbank est à cet égard très impressionnante, avec en 2005 un profit net (ROE) de 34 %, mais Vneshtorgbank n’a pas fait mieux que 8 % pendant le boum de 2004 et 15,6 % en 2005. Et sous ne savons pas même si ces comptes sont sérieux. Si Vneshtorgbank fait si mal ses affaires, elle devrait se contracter. Au lieu de quoi c'est le promoteur le plus agressif des renationalisations dans le secteur. Outre Guta, elle a gobé Promstroibank et Promstroibank de Saint-Pétersbourg (ce sont deux entités différentes), mais aussi, dans le cadre de sa stratégie CEI l’ukrainienne Mriya. Des rumeurs évoquent d'autres achats. Vneshtorgbank est ainsi un excellent exemple de la stratégie du gouvernement depuis la confiscation de Yukos. Moins une entreprise publique est profitable, moins elle est transparente, plus elle se bat pour la renationalisation.

Le meurtre de Kozlov devrait faire amener le gouvernement à repenser le système bancaire qu'il a produit. Deux jours après sa mort, le président Poutine a tenu à Sotchi une réunion contre le crime économique. Qu’a-t-il, en substance ? « Malheureusement, nous continuons à voir des banques utilisées à des fins criminelles... Pour mener efficacement la lutte contre le crime économique, je crois que nous devons agir aussi vite que possible ». Fort bien. Mais que suggérait-il ? De créer un groupe de niveau ministériel auquel participeraient des représentants du Procureur général, les services fiscaux, le service des renseignements financier, les services sécurité et le ministère de l'Intérieur… c’est-à-dire des institutions que presque personne, en Russie, ne jugerait capables de lutter honnêtement contre le crime. Pourquoi leur transférer une responsabilité qui appartenait auparavant à la Banque centrale ?

Quatre jours après le meurtre de Kozlov, un nouveau régulateur a été nommé. Ministre du Travail de 1992 à 1997, Gennady Melikyan a la réputation d’un homme qui n’aime pas faire de vagues. C’est sans doute très bien pour sa vie sociale, mais doit-on vraiment attendre ce genre de qualité chez un régulateur du système bancaire ? En le nommant, Poutine a tout simplement officialisé la castration de la Banque centrale dans son rôle de régulateur.

Le système bancaire est miné par les problèmes. En un sens, il est autant sur-régulé que sous-régulé. Les règles sont très et sans doute trop nombreuses, mais les inspections se concentrent sur les détails bureaucratiques et non sur l'essentiel. Elles devraient être menées par un corps d’inspecteurs indépendants ou par la Banque centrale, et non par le Bureau du Procureur général. Le remède le plus sûr à l’opacité du système bancaire russe est une privatisation du secteur, mais c’est précisément l’inverse qui est en train d’arriver. Et il ne faut pas se fier aux apparences : car c’est précisément une partie des actions de la très opaque Vneshtorgbank qui va bientôt être introduites en bourse, afin de lever des fonds pour permettre aux siloviki de se payer de nouvelles banques privées.