Venezuela: une révolution au ralenti edit

8 janvier 2021

Au Venezuela il se passe beaucoup de choses et en même temps il ne se passe rien. C’est en tout cas le sentiment de ceux qui aspirent à voir un pays qui a perdu son cap démocratique revenir vers une certaine normalité, un certain degré de « fonctionnement », une lueur d’espoir pour ses citoyens en somme. Cette lueur d’espoir brouille les perceptions dans un pays où depuis plusieurs années des événements « au ralenti » se déroulent à une vitesse presque imperceptible pour le citoyen : le passage d’une démocratie (imparfaite) et d’un État moyennement fonctionnel à un système autoritaire dans le contexte d’un État fragile.

Pour mettre en évidence ce changement, il suffit de regarder la variation de l’Indice de démocratie libérale du Venezuela de V-Dem, qui a chuté depuis 1998 de 88%. Il est intéressant de constater que cette détérioration aura duré vingt ans. Ça n’a pas été une chute brusque ou sur une courte période comme on pourrait l’attendre d’une révolution. De fait la régression démocratique vénézuélienne s’est faite en deux temps, chacun avec ses propres caractéristiques. Lorsque l’on analyse la période Hugo Chavez (1998-2012), la chute des indicateurs de la démocratie libérale a été beaucoup plus importante que celle des taux de participation aux élections, alors que pour la période sous Nicolas Maduro (depuis 2013) la variable la plus affectée négativement a été la diminution des espaces de liberté d’expression.

Cela ne veut pas dire que ces deux présidents aient été plus ou moins démocratiques. Ils ont été tous deux responsables d’un recul important de tous les indicateurs définissant une démocratie. Cependant, comprendre cette différence est essentiel pour aborder les scenarii futurs pour le pays. En vingt ans, le Venezuela a basculé d’un gouvernement autoritaire soutenu par les Vénézuéliens vers un autre gouvernement autoritaire sans soutien, ce qui a d’importantes implications sur les stratégies nécessaires pour freiner ce recul démocratique et inverser la tendance.

L’article publié en 2020 par Javier Corrales (« Democratic backsliding through electoral irregularities : The case of Venezuela », ERLACS, 30 avril 2020) est très éclairant pour illustrer cette différence. Il analyse le recul démocratique vénézuélien à travers les élections. Il montre comment les irrégularités électorales ont augmenté d’année en année, en distinguant trois périodes : a) première étape/lune de miel (1999-2000) ; b) étape compétitive (2005-2012) ; c) étape non compétitive (2012-2019). Il décrit comment les irrégularités électorales ont doublé si l’on compare la période de Chavez et celle de Maduro. On peut dire en fait que le soutien populaire du premier nécessitait moins de fraude électorale, même si les irrégularités étaient de mise.

Reconnaître l’existence d’au moins deux de ces périodes de recul démocratique pendant le chavisme pose la question des options stratégiques possibles pour les adversaires du gouvernement. Le paradoxe est que pendant la première époque l’opposition était minoritaire alors qu’elle pouvait encore se battre électoralement même désavantagée par la fraude ; aujourd’hui, alors qu’elle est majoritaire et que l’on peut dire que le rejet du gouvernement est massif, elle ne sait pas se servir d’un système électoral vicié qu’elle a elle-même discrédité. Les dernières élections parlementaires du 6 décembre marquent un point d’inflexion définitif : soit l’opposition renonce définitivement à la voie électorale comme elle vient de le faire, soit elle décide de construire un socle électoral suffisamment robuste pour être capable de battre par les urnes le régime actuel, tout en sachant que les élections seront truquées. Maryhen Jimenez signalait récemment dans Agenda publica que « l’agenda des trois étapes[1] » est désormais obsolète. Avec lui finit peut-être le temps des aventures politiques personnelles et commence « une étape de modération » avec plus de probabilités de construire une transition démocratique au Venezuela ».  Mais que signifie une « étape de modération» ?

Une nouvelle étape

En fait une partie du drame de « l’agenda des trois étapes » repose sur le fait que celui-ci partait d’hypothèses erronées : il était tout d’abord fondé sur une rupture des militaires avec le régime soutenue par une large partie de la population, or ce soulèvement militaire n’a eu que peu de soutien dans l’armée, et il a même été indirectement associé à une incursion armée de mercenaires. Ces tentatives infructueuses ont très vite montré que la première des trois étapes, la fin de l’usurpation, ne serait pas facile à atteindre. Devant cette réalité l’opposition qui entourait Juan Guaido ainsi que ses alliés internationaux sont restés impuissants et ont essayé de sortir de ce mauvais pas en menant des négociations pour permettre des élections libres (troisième étape de l’agenda) mais sans succès.

Devant l’échec de cet agenda sur lequel les allies internationaux avaient basé leur soutien, il est facile d’imaginer que tout processus électoral dans les conditions actuelles n’est pas envisageable pour l’opposition alors que les pays opposés à Guaido ont reconnu le résultat des élections du 6 décembre dernier. Il n’y a pas de surprise, les États-Unis et le Groupe de Lima (Brésil, Canada, Chili, Colombia, Costa Rica, République Dominicaine, Equateur, El Salvador, Guatemala, Guyane, Haïti, Honduras, Panama, Paraguay, Peru, Sainte-Lucie) rejettent le résultat des élections, alors que la Chine et la Russie les reconnaissent comme légitimes. Il n’y a donc aucune possibilité réelle devant le veto potentiel de la Russie et de la Chine d’entreprendre une quelconque action concrète qui puisse changer l’équilibre du pouvoir au Venezuela.

La vraie inconnue en ce moment est l’attitude des États-Unis, qui maintiendront probablement le rejet du gouvernement de Maduro, mais qui pourraient changer la politique actuelle de sanctions menée par l’Administration Trump. Il y a eu ces derniers mois des débats intenses parmi les universitaires vénézuéliens sur l’impact de ces sanctions et, au-delà des différences, il semble clair pour tous que ces sanctions aggravent la situation économique de la population. La question clé est comment pallier la détérioration de la démocratie alors qu’il existe une grande faiblesse institutionnelle. L’aggravation de la situation économique et la fragilité de l’Etat sont des faiblesses et non des atouts.

C’est le contexte dans lequel il faut construire des scénarios pour le Venezuela, puisqu’il est clair au vu des résultats des élections du 6 décembre, que la population ne s’intéresse plus à celles-ci. Devant cette réalité, quelles sont les options qui s’offrent à l’opposition ? Il y a une partie qui continue de croire aux élections, une autre qui continue de défendre les « trois étapes » et certains opposants qui continuent d’espérer une intervention étrangère. Malheureusement aucun de ces groupes n’a la force suffisante pour imposer son point de vue, ni celle de rassembler toutes les forces d’opposition sur un même programme. Il faudrait donc en appeler ou aspirer à une nouvelle étape de modération entendue comme la possibilité de construire un accord non seulement entre le gouvernement et l’opposition, mais aussi entre les différentes fractions de l’opposition.

La faiblesse d’un tel scénario est l’espace temporel. Devant la gravité de la situation économique que traverse le Venezuela, il semble compliqué de demander à la population de penser à moyen et à long terme. Néanmoins son point fort est qu’il représente l’option la plus réaliste et la moins violente. C’est particulièrement important dans le contexte de fragilité institutionnelle, car les options « rapides » pourraient pousser le pays dans la voie sans issue de la violence. Il faut également insister sur le fait que la modération n’implique pas de renoncer aux aspirations démocratiques et à la liberté, mais de chercher un socle commun pour construire une sortie viable.

Un scénario de modération est aussi intéressant pour le gouvernement ; il ne va pas dans le sens que beaucoup réclament de plus de démocratie, mais dans celui de donner à l’État une plus grande fonctionnalité. Il semble clair que l’intérêt du gouvernement de récupérer l’Assemblée nationale, réside dans la possibilité de s’endetter de nouveau et en général de se réincorporer dans le concert des nations. Ainsi, sans renoncer au pouvoir, il pourrait être disposé à faire quelques concessions en échange d’accès a certaines ressources, la grande inconnue restant l’attitude des États-Unis vis-à-vis des sanctions sous la nouvelle administration.

Il semble donc que le meilleur pari pour le Venezuela soit celui d’une contre-révolution au ralenti. Dans ce scenario beaucoup des intervenants actuels perdront de leur pouvoir, aussi bien dans l’opposition qu’au gouvernement et les nouveaux acteurs devront écarter les extrémistes. Ils rencontreront sans doute d’importants obstacles, mais également de précieux alliés parmi ceux qui veulent devenir la nouvelle élite et doivent prouver leur légitimité. Il ne faut pas oublier qu’après chaque révolution une nouvelle élite se mêle à l’ancienne qui cherche elle-même à se refaire une virginité. C’est difficile à accepter pour beaucoup, puisque cela revient à coexister avec ceux qui sont les ennemis d’aujourd’hui. Mais même si cela semble difficile à imaginer, ce ne serait pas la première fois dans l’Histoire.

Cet article traduit par Isabel Serrano a été publié par notre partenaire Agenda Publica.

 

[1]. « La agenda de los tres pasos », agenda en trois étapes vers la démocratie définie par Juan Guaido Marquez alors président de l’Assemblée nationale provisoire dans une déclaration de janvier 2019 : 1. Fin de l’usurpation ; 2. Gouvernement de transition ; 3. Elections libres.