Suède: le crépuscule de la social-démocratie edit

12 février 2018

La Suède. Un pays à la périphérie nord de l’Europe, qui n’a pas connu la guerre depuis 1809, et dont la population, pour la plus grande partie du 20e siècle, a été fortement homogène. Avec une immigration limitée, de faibles tensions politiques et sociales, et une grande égalité économique.

Le Parti social-démocrate a dirigé la Suède sans discontinuer entre 1932 et 1976 puis de 1982 à nos jours avec une interruption de trois mandats seulement, soit onze ans.

Le parti a connu son apogée au cours des décennies qui ont précédé et qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, avec un pic de près de 50% des suffrages aux élections de 1968. Aujourd’hui ce parti enregistre encore autour de 30% des votes et occupe un rôle majeur sur la scène politique suédoise.

Les sociaux-démocrates suédois ont mieux réussi que la plupart de leurs homologues européens. Ils ont non seulement montré leur capacité à perdurer à la tête du pays mais aussi et à influer fortement sur l’élaboration et l’orientation des politiques nationales.

Grâce à sa collaboration étroite avec les organisations syndicales, le Parti social-démocrate a par ailleurs eu une forte influence sur la politique de l’emploi et sur l’évolution des salaires, sans le recours à l’arsenal législatif.

Le mouvement ouvrier suédois englobe, outre le Parti social-démocrate et le mouvement syndical, de larges pans de la société civile. En bref la social-démocratie a imprégné la société suédoise bien au-delà de la sphère politique.

Par ses valeurs et ses organisations connexes, la social-démocratie a imprimé sa marque sur la vie des Suédois dans pour ainsi dire tous les domaines; l’éducation des adultes, l’habitat, les activités sportives et de loisir. Une organisation dépendant du mouvement ouvrier a même été chargée d’organiser l’activité funéraire. Ajoutons que la social-démocratie a eu une influence politique considérable sur la plupart des communes, en organisant selon ses propres valeurs le système scolaire et les soins de santé, et également en mettant en place une loi sur le monopole public. Les écoles et établissements de santé privés n’ont en principe pas été autorisés.

Deux questions méritent d’être posées. Comment cette situation de quasi-monopole a-t-elle pu perdurer pendant si longtemps dans une démocratie occidentale? Et le Parti social-démocrate suédois est-il toujours aussi convaincu de ses valeurs et aussi convaincant face à ses concitoyens?

La première question apporte trois réponses principales. Grâce au pragmatisme politique et idéologique, à la coopération avec le mouvement syndical, et à un marché du travail organisé collectivement.

Le Parti social-démocrate a commencé à avoir un rôle politique prépondérant dans les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale. Il était à l’époque dirigé par Hjalmar Branting – un dirigeant fort qui avait sur le socialisme une vision réformiste.

Au moment de la révolution russe de 1917 il y a scission du Parti social-démocrate, dont certains de ses membres vont créer le Parti communiste. La plupart préfèrent cependant rester au sein du Parti social-démocrate, qui reconnaît les règles de la démocratie parlementaire et œuvre pour le maintien de la paix sociale.

Les ouvriers devaient rester fidèles au parti à condition que celui-ci mette en place un gouvernement et ainsi mène le pays vers une plus grande égalité par ses réformes sociales. C’est ce qui s’est effectivement passé. Pendant les années fastes du Parti social-démocrate, les communistes ont rarement dépassé 5% des suffrages aux élections.

Le parti social-démocrate n’aurait jamais pu sortir indemne des luttes de pouvoir au sein de la gauche suédoise sans la coopération de LO, la centrale ouvrière syndicale. Dès le début du 20e siècle le parti entretient avec LO des liens étroits, qui ont caractérisé la gauche réformiste depuis lors. LO est aussi à l’origine des accords nationaux contraignants passés avec la confédération des employeurs. Ces accords, en réalité un système de protection sociale, ont été scellés par une poignée de main entre deux hommes: le représentant syndical du côté employeur, et son homologue du côté ouvrier.

Les industries ont progressivement un rôle plus actif dans le développement de la prospérité au cours du 20è s. Cela est vrai en particulier pour les grandes industries de base comme le fer et le papier, puisqu’en effet la Suède est riche en minerais et en forêts. L’industrie lourde emploie de plus en plus d’ouvriers. Au fil du temps le secteur tertiaire de même que le secteur public se développent. Les syndicats représentent les salariés par branche d’activité.

Les membres de la confédération LO étaient de fait membres du Parti social-démocrate. Voter social-démocrate était devenu une évidence pour la plupart des salariés, puisque le gouvernement social-démocrate – doté d’une économie plus forte mais aussi d’impôts plus élevés – était apte à réformer le pays pour l’amener au nivellement social.

Aujourd’hui la situation est différente. Le concept de la social-démocratie vit son crépuscule, après une longue période de plein soleil. Dès les années 1980 le parti a été contraint de s’adapter à une logique plus libérale. D’autant que les années de gouvernance par des partis libéraux ont réorienté l’évolution du pays. Ecoles privées et établissements de santé privés ont fait leur apparition. Les impôts commencent à baisser, même sous gouvernance sociale-démocrate. Evidemment, la social-démocratie n’a, elle non plus, pas pu résister à la libéralisation des économies occidentales depuis une cinquantaine d’années. Certains changements ont particulièrement contribué à estomper non seulement le profil de la social-démocratie mais aussi ses marges de manœuvre politique.

La social-démocratie suédoise a toujours fait preuve de pragmatisme envers les milieux économiques, en particulier les grandes entreprises du pays. Celles-ci ont d’ailleurs joué un rôle essentiel dans la politique de réformes sociales des sociaux-démocrates. A l’heure actuelle les grandes entreprises dépassent les frontières nationales. Dans la Suède actuelle, un ministre des Finances ne peut plus augmenter les impôts sans tenir compte des réactions dans un contexte mondial. Une simple poignée de main entre les représentants de LO et du syndicat employeur n’aurait plus de sens.

La mondialisation a par ailleurs ouvert la société suédoise à de nouvelles valeurs. Cette société qui était culturellement fermée il y a cinquante ans est devenue beaucoup plus perméable aux valeurs sociales-démocratiques traditionnelles. Mais celles-ci étaient ancrées dans une société socialement homogène. Le Parti social-démocrate est également mis à l’épreuve par le flux d’immigration important qui existe depuis trente ans. D’un côté les sociaux-démocrates sont soucieux d’offrir à tous les citoyens une couverture sociale généreuse. Mais plusieurs pans de la société civile, notamment certaines populations votant social-démocrate depuis des générations, ont préféré choisir l’extrême droite et le parti Sverigedemokraterna. Après l’immigration massive de réfugiés en 2015 le gouvernement a été contraint de resserrer sa politique d’immigration, ce qui a notamment eu pour effet d’augmenter les tensions au sein des partis de gauche.

Les sociaux-démocrates sont historiquement un parti imprégné d’une pensée nationale. Un parti pour les salariés vivant dans une société homogène avec peu d’immigrés. Aujourd’hui ce parti se trouve dans une société plutôt caractérisée par l’opposé; une population organisée pour beaucoup en entreprises individuelles et petites entreprises, travaillant pour l’essentiel dans l’industrie de la connaissance et les services, et qui se place dans un contexte multiculturel.

La Suède, traditionnellement un pays socialement et culturellement fermé avec une économie nationale viable, se compose à l’heure d’aujourd’hui d’une population largement mondialisée. Le modèle suédois a souvent été accusé d’avoir été créé par des ingénieurs sociaux. Et il devient de plus en plus difficile de contrôler ce modèle lorsque les frontières disparaissent au profit d’un monde globalisé.

Le Parti socialiste français n’a pas défini ses orientations futures, ce qui également le cas pour le Parti social-démocrate suédois. Pendant plusieurs décennies les sociaux-démocrates auraient pu reformuler le contenu et les stratégies pour reconstruire une gauche réformée, mais les opportunités n’ont pas été exploitées. Cela s’explique notamment par le fait que le parti a vécu en symbiose en gardant un lien moral fort avec le mouvement syndical et de grands pans de la société civile.

Tant de personnes ont été confinées dans un monde dont les valeurs, autrefois communes et évidentes, se sont progressivement, imperceptiblement, effondrées. Aujourd’hui les fondements de la société sociale-démocratique n’ont pas disparu, mais ils ont été sérieusement endommagés. Il subsiste certains éléments du modèle suédois et certains éléments d’un système des valeurs que l’on peut relier à la social-démocratie et au mouvement ouvrier du 20e siècle. Mais cela ne suffit guère pour maintenir à flot ce mouvement, qui fut à une époque si puissant.

Les tensions internes s’accentuent, tandis que le nombre de membres diminue. Il est bien difficile aujourd’hui de reconnaître un social-démocrate, alors sur le long terme, comment ce parti pourrait-il gagner de grands électeurs sur les élections à venir? Le temps presse pour le parti social-démocrate suédois, pas dans l’immédiat, mais bientôt.