Quand Zidane alimente le débat sur l'immigration... edit

9 juin 2006

Telos a récemment publié deux contributions relatives à l'immigration ("Diplômés du monde entier : rejoignez-nous !" par Jakob von Weizsäcker, et "Immigration choisie : ne singeons pas l'Amérique" par Jean-Baptiste Meyer), qui ont donné lieu à un échange entre leurs auteurs. Nous en rendons compte ci-après.

Jakob von Weizsäcker (JVW) considère que deux points affaiblissent la démonstration de Jean-Baptiste Meyer (JBM). Premier point, l'article de JBM suggère que la proposition d'une Carte bleue implique des politiques d'immigration répressives à l'encontre des travailleurs peu qualifiés (une Carte rouge). Ceci revient à formuler, de manière implicite, que le nombre de travailleurs susceptible d'être absorbé par un pays est fixe, et donc qu'une Carte bleue pour les travailleurs hautement qualifiés mènerait automatiquement à une Carte rouge pour les immigrants moins qualifiés. JVW considère cette hypothèse est infondée : des pays pratiquant des politiques d'immigration actives comme l'Australie, le Canada et la Suisse présentent une part d'individus nés à l'étranger significativement plus élevée, ceci ne concernant pas seulement les individus hautement qualifiés. Dès lors qu'il n'y a pas de connexion claire entre l'immigration des travailleurs hautement qualifiés et peu qualifiés, on peut traiter les deux problèmes séparément. Et pour JVW, on doit traiter ces deux sujets de manière séparée précisément parce que le débat très controversé sur l'immigration des travailleurs peu qualifiés empoisonne celui sur les travailleurs qualifiés. Réciproquement, un régime accueillant les immigrants hautement qualifiés faciliterait en fait le débat sur l'immigration puisqu'il produirait un nombre élevé de success stories vécues par des immigrants. Pour reprendre l'analogie sur le football suggérée par JBM : l'impact positif de ces première et deuxième générations de Zinedine Zidane dans les domaines scientifiques et économiques est considérable !

Deuxième point posant problème selon JVW, l'argument de JBM selon lequel puisque la Carte verte allemande n'aurait pas vraiment bien fonctionné, une Carte bleue européenne ne fonctionnerait pas non plus. En réalité, la Carte verte allemande n'était en fait pas du tout une Carte verte : elle accordait un accès temporaire et était plutôt restrictive en ce qui concerne d'autres conditions. De ce fait, seulement 17 000 individus ont pu l'utiliser. Et la nouvelle loi allemande sur l'immigration est elle encore plus restrictive du point de vue des travailleurs hautement qualifiés. Par exemple, un seuil salarial d'environ 85 000 euros (en termes de salaire brut annuel) a été établi pour les immigrants hautement qualifiés : l'immigration en déjà de ce seuil est souvent sujette à d'encombrantes restrictions. Par conséquent, seulement 1000 immigrants hautement qualifiés sont entrés en Allemagne en 2005 selon les dispositions de la nouvelle loi.

Pour JBM au contraire, l'argument principal de l'article "Immigration choisie : ne singeons pas l'Amérique" porte, non pas sur la carte de circulation libre pour les personnes hautement qualifiées d'origine extra-européenne - Blue Card -, mais sur la qualité des ressources humaines dans l'Union. La carte peut servir d'instrument pour contribuer à cette dernière mais ne devrait en aucun cas constituer un objectif en soi, une priorité stratégique compensant des déficiences structurelles dans la formation locale de compétences.

L'exemple mentionné de Zinedine Zidane montre précisément l'importance cruciale de celle-ci : ses capacités exceptionnelles n'ont guère été importées. Elles ont été exclusivement développées à Marseille même, un centre d'excellence en la matière. Algérien d'origine, son football est strictement "made in Marseille", pour paraphraser une affiche gigantesque exhibée sur les murs de la ville. Le phénomène est à peu près identique à celui de ces lauréats du prix Nobel, d'origine chinoise, aux Etats-Unis: ils ont certes été de bons étudiants avant d'arriver de Chine pour intégrer des programmes doctoraux de physique des hautes énergie au MIT, mais leurs performances majeures ultérieures sont indissociables des laboratoires hors classes où ils ont été éduqués à la recherche et dont ils ont tiré profit, au cours de leur séjour américain. Aucun processus de migration sélective ici mais des conditions locales propices - donc attractives - pour des nationaux comme pour les étrangers. C'est cela qui compte. L'ouverture est une chose mais l'accès à des facilités (humaines et techniques) importe plus encore. Pour analyser ces situations, on ne peut guère faire appel à l'individualisme méthodologique: les composantes du talent sont hautement socialisées. C'est ce que le biais de la migration sélective - concevant les connaissances et compétences comme essentiellement incorporées dans les individus - occulte de façon finalement tout à fait irréaliste. Cette vision imprègne malheureusement souvent l'analyse économique et juridique.

Poussant la métaphore footballistique un peu plus loin, jusque dans le réel... Un rapprochement intéressant a récemment été effectué entre la situation des joueurs de football africains recrutés par des équipes de 4 pays européens (Allemagne, France, Italie et Suisse) et des professionnels hautement qualifiés (Raffaele Poli "Des migrants à qualifier" in Mihaela Nedelcu (2004), La mobilité des compétences, L'Harmattan, Paris). La conclusion souligne le fait que cette circulation des talents ne bénéficie guère aux clubs d'Afrique, tandis qu'elle procure de grands profits à ceux d'Europe. Cela confirme plusieurs enquêtes médiatiques sur l'exploitation de jeunes joueurs stagiaires simplement laissés pour compte lorsque le processus de sélection ne tourne pas à leur avantage, générant des frustrations et un gâchis de ressources humaines localement inemployables. Le phénomène est très proche de celui qui affecte les jeunes professionnels marocains, par exemple, dont le taux de chômage au Maroc est supérieur à 30%, deux fois plus que celui des non-qualifiés, du fait d'un système éducatif et d'enseignement supérieur construits sur des normes et objectifs occidentaux, au lieu de correspondre à ceux du cru. Cela prouve que les anticipations d'emplois outre-mer conçus comme une incitation à la formation locale de capital humain ne constitue guère une stratégie adéquate aussi longtemps que le profil productif et le marché du travail ne coïncident pas avec le système éducatif.

Il y aurait donc un risque à reproduire les idées reçues, optimistes mais simplistes, sur les effets vertueux de l'incitation à l'investissement dans la formation découlant naturellement d'une hypothèse de migration ultérieure, pour les individus des pays en développement. Les conditions de réalisation de cette hypothèse supposent des réseaux étendus et la construction soigneuse des contextes d'insertion. A défaut, elles génèrent une inflation des diplômes et une distorsion coûteuse - socialement et économiquement - des qualifications et de l'emploi.

Le voudraient-elles, insiste JBM, nos économies pourraient-elles absorber tout le rebut de ces talents inemployés ? La réponse est évidemment non... même si nous relâchions nos restrictions à l'immigration, puisque, en effet, non seulement nous singeons les Etats Unis mais en plus nous le faisons mal, de façon incomplète - en nous auto-limitant. C'est ici, dans cette valorisation locale de la ressource humaine sous-utilisée, que le co-développement prend tout son sens. En effet, les expatriés peuvent interagir avec leurs homologues restés au pays d'origine et dont les compétences sont inutilisées. Ils peuvent leur donner accès à des ressources étrangères (savoirs, technologies, contacts professionnels, associations d'affaires, crédits, etc.) pour lancer de nouvelles activités dans lesquelles leurs qualifications importent. Dans cet objectif, la circulation est une bonne chose; pas simplement en elle-même mais conçue et intégrée dans un dispositif de coopération.