L'Europe sert-elle encore à quelque chose ? edit

19 mai 2006

Un an après le référendum et quarante-neuf ans après le traité de Rome, une question jusque-là peu débattue hante désormais le débat européen : l'Union sert-elle encore à quelque chose ?

C’est sans doute l’actuel chancelier de l’Echiquier et futur premier ministre Gordon Brown qui a le mieux formulé cette interrogation dans un texte publié en octobre dernier (1). L’Europe, dit-il, s’est faite par l’intégration commerciale et définie par l’ambition d’une union politique. Aujourd’hui l’économie est globalisée, mais la politique reste nationale. L’Union ne peut plus se penser comme bloc commercial, elle ne s’est pas donnée une identité politique.

Cette thèse est forte, actuelle et utile. Forte, parce qu’elle rend compte de beaucoup de réalités : par exemple, dans l’ordre économique, l’érosion des protections aux frontières, le rôle accru des régulations globales ou simplement américaines, et la perte d’intérêt des grandes entreprises pour l’échelon européen ; ou dans l’ordre politique, le caractère toujours aussi fragmenté des débats politiques nationaux, et la montée, dans plusieurs pays, de tendances populistes flirtant ouvertement avec le nationalisme.

Cette thèse est actuelle, aussi, parce que les pays confrontés à de sérieuses difficultés économiques – Allemagne, France et Italie en premier lieu – s’interrogent sur leurs priorités. Si leurs problèmes sont surtout nationaux, pourquoi faudrait-il qu’ils dispersent l’énergie politique en s’occupant d’Europe, plutôt que de la concentrer sur les priorités internes ?

Cette thèse est enfin utile parce qu’elle rappelle qu’à la différence des nations, l’Union européenne doit en permanence justifier son existence. Les questions qu’avance brutalement Gordon Brown, les citoyens se les posent aussi.

A cette mise en cause, il n’est pas convaincant de répondre par une définition de l’Union en négatif, comme protection contre la mondialisation, à la manière de ce qu’ont souvent répété les dirigeants français. Penser l’Europe ainsi, c’est admettre qu’elle est vouée soit à se diluer dans l’économie globale, soit à se mettre en marge de son évolution. Gordon Brown a raison de dire que l’Europe ne peut pas se définir comme une forteresse commerciale.

Il n’est guère plus convaincant de répondre par le rappel des acquis, qu’il s’agisse des réalisations d’il y a un-demi siècle (la paix) ou des vingt dernières années (l’euro). Que l’Union gère une monnaie, régule la concurrence ou distribue des aides régionales ne suffit pas à lui donner un avenir. Comme l’ont montré les polémiques sur ces politiques, ou sur le budget communautaire, en Europe le bien commun est une création quotidienne, pas un legs de l’histoire. Que la BCE mène une politique inadéquate, que la Commissaire à la concurrence soit démentie par la Cour de justice, ou que les fonds structurels apparaissent gaspillés, et au-delà de la politique conduite, c’est la compétence européenne qui sera bientôt contestée.

Où sont alors les réponses ? La première tient aux priorités du moment. Face aux difficultés économiques que connaissent ses membres, l’Union doit faire en sorte que ceux-ci gagnent à échanger sur les pistes de réforme, que les priorités arrêtées en commun soient appuyées par le budget communautaire, et qu’il y ait complémentarité entre les politiques dont elle a la charge, comme la réglementation des marchés des biens, et celles que les Etats conduisent, comme la réglementation des marchés du travail. Il faut aussi que la politique macroéconomique de la zone euro tire parti des réformes qui relèvent le potentiel de croissance, et même qu’elle incite à les conduire. En bref, il s’agit de trouver une cohérence en dépit de la division des responsabilités entre acteurs nationaux et communautaires. C’est ce que l’Union entend faire avec l’agenda de Lisbonne ; celui-ci a toutefois pris un mauvais départ, et les dirigeants européens ne semblent pas convaincus de la nécessité de le corriger.

La seconde réponse touche aux préférences. En matière d’environnement, dans la fixation des limites entre sphère publique et sphère privée, dans le domaine social comme bien entendu en matière de droits de la personne, les Européens font montre de préférences très similaires. Il y a des différences entre eux, mais généralement moindres que celles qui les distinguent du reste du monde et, fait remarquable, les nouveaux Etats membres sont plus proches des anciens qu’on ne le pense souvent. Cette homogénéité des préférences est le fondement des législations et politiques communes, elle permet aussi aux Européens de faire entendre une voix spécifique dans les débats internationaux. L’Union montrera ici son utilité si elle sait faire fonds sur cette base et prendre des initiatives. Le chantier prioritaire est sans doute celui de l’effet de serre, terrain sur lequel l’Europe a acquis un leadership. Cela nécessite qu’elle appuie les engagements de Kyoto par des mesures effectives, et qu’elle sache le cas échéant réviser les accords passés en son sein.

La troisième réponse a trait à la puissance. L’évolution récente témoigne du déclin des utopies de gouvernance mondiale et de la montée des politiques de puissance, dont l’énergie donne aujourd’hui l’illustration la plus nette. Or l’Union est aujourd’hui, à sa manière bien particulière, une puissance. Elle est partie prenante des négociations commerciales et acteur de la régulation globale, elle dispose d’une monnaie internationale, et elle est très présente – souvent même surreprésentée – dans toutes les instances internationales. La question posée aux Européens est de savoir ce qu’ils veulent faire de ces outils, dans deux domaines à court terme : l’énergie, qui apparaît de plus en plus comme un nouveau test de la capacité européenne à répondre aux événements ; et la régulation monétaire et financière internationale, domaine où l’Europe serait bien avisée, en regroupant ses forces, de troquer sa surreprésentation actuelle au FMI contre une influence réelle sur les grands sujets – à commencer par la conduite de l’ajustement des balances de paiements.

L’Union européenne est donc une nouvelle fois confrontée à une série de tests. Selon la réponse qu’elle leur donnera, elle retrouvera une légitimité aujourd’hui entamée ou verra celle-ci s’éroder encore plus. Davantage sans doute que les calculs diplomatiques, c’est la réponse à ces tests qui déterminera si les Européens ont encore besoin de l’Europe.

(1) Global Europe : full-employment Europe, HM Treasury, octobre 2005.