Le Canada face au Brexit: action ou circonspection? edit
Tout au long du feuilleton du Brexit, le Canada parait avoir été au-dessus de la mêlée mettant aux prises Londres et Bruxelles. En dépit de cette position plutôt avantageuse, la Confédération conserve une posture plus attentiste qu’interventionniste. Comme souvent à Ottawa, ce sont surtout des impératifs intérieurs qui justifient ce choix de politique étrangère.
Au cours des trois dernières années, l’Europe continentale a vécu au rythme des rebondissements qui ont émaillé le long processus du Brexit. Force est de constater qu’un tel tumulte médiatique n’a pas eu lieu au Canada. Toutefois, l’épineux dossier de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE) s’est frayé un chemin jusqu’au bureau d’experts canadiens en relations internationales, qu’ils soient universitaires ou diplomates œuvrant à l’échelon fédéral. Les milieux d’affaires y sont pour beaucoup, redoutant des conséquences économiques qu’il importe d’évaluer précisément. Ceci dit, là n’est pas l’enjeu principal pour une Confédération qui, sous l’impulsion de Justin Trudeau, a orienté une bonne partie de sa politique étrangère vers l’UE. L’Accord économique et commercial global (AECG), conclu quelques semaines après le référendum britannique, en représente d’ailleurs la preuve la plus tangible. Le Brexit, en rebattant les cartes du jeu des relations nouées entre le Canada et ses partenaires transatlantiques, contraint plutôt Ottawa à prendre parti, politiquement et diplomatiquement.
Deux raisons principales l’y incitent. D’une part, le Royaume-Uni reste pour le Canada une mère-patrie, dont la présence militaire, culturelle, politique est très sensible – en particulier au Canada de langue anglaise. D’autre part, le gouvernement fédéral est attendu au tournant par deux des plus influentes communautés du pays : les Canado-irlandais et les Canado-écossais. Les rivalités entre ces deux groupes et les Canadiens-anglais ont en effet émaillé l’histoire de la Confédération, et profondément divisé son élément blanc et anglophone. Dès le XIXe siècle, de fortes tensions confessionnelles ont opposé Irlandais catholiques, Écossais presbytériens et Anglais anglicans sur le territoire canadien où ils s’étaient implantés. Dans les années 1970, le conflit nord-irlandais s’était d’ailleurs exporté au Canada, où la bataille d’opinion cédait parfois la place aux menaces de violences. Avec le Brexit resurgit donc le spectre des fractures ethniques, dans un pays hanté par celles-ci.
Entre UE et Commonwealth, la position canadienne n’est finalement ni aussi surplombante, ni aussi confortable que l’on pouvait l’anticiper. Certes, le Brexit représente pour Ottawa l’occasion d’affermir une politique extérieure souvent placée dans l’ombre de celles du voisin étasunien et du Foreign Office. Pour autant, la sortie du Royaume-Uni de l’UE bouleverse certains équilibres politiques internes à la Confédération, et inspire de récents courants séparatistes agitant l’Ouest canadien.
La City et Bay Street: vers une relation économique spéciale?
Si le Brexit est susceptible d’avoir un impact économique au Canada, celui-ci n’est pas à exagérer. Le catastrophisme qui a pu régner dans les couloirs de Bay Street en 2016 n’est plus d’actualité, dans la mesure où le marché britannique reste secondaire pour l’économie canadienne. Il n’en absorbe en effet que 3,9% des exportations, et n’émet que 2,2% des importations de la Confédération. Le premier partenaire commercial d’Ottawa est Washington, ce qui n’a rien d’inédit : une approche dite « continentaliste » des investissements canadiens a été privilégiée dès les années 1930, ce qui a rendu plus lâches les liens économiques entre l’ancien dominion et la Couronne.
À court terme, le Brexit s’accompagne néanmoins d’une sortie du Royaume-Uni de l’AECG. Les droits de douane qui s’exerceront alors affecteront les prix des produits d’importation britanniques d’une hausse comprise entre 3 et 5 %. Les secteurs les plus touchés seront ceux de l’automobile de luxe et des alcools, en particulier des whiskies. Ceux-ci restent marginaux, et les pertes de pouvoir d’achat induites pour le consommateur canadien pourront être compensées au niveau macro-économique. En effet, avec la dévaluation de la livre, une hausse de la fréquentation touristique du Royaume-Uni par les Canadiens est anticipée par les analystes. Toutefois, les conséquences économiques de la sortie du Royaume-Uni de l’AECG seront variables selon les provinces. Certaines d’entre elles entendent donc en négocier les modalités à l’échelon provincial, et non selon une ligne fixée par Ottawa. Telle est par exemple la position défendue par Nadine Girault, ministre des Relations internationales du Québec.
Si les conséquences du Brexit sur l’économie canadienne devraient rester de faible ampleur, la négociation d’un accord commercial servant de substitut à l’AECG est depuis longtemps à l’ordre du jour. Le Canada a intérêt à le nouer dans la mesure ou le Royaume-Uni est le premier destinataire des investissements directs à l’étranger canadiens, hors Amérique du Nord. Plus important encore, le Royaume-Uni fait office de passerelle : y transitent près de 40 % des flux commerciaux entre le Canada et l’Union. En négociant économiquement avec Londres, Ottawa peut garder l’horizon européen en ligne de mire.
Dès août 2019, le ministre britannique en charge du Brexit Dominic Raab a ainsi pressé Chrystia Freeland, qui était son homologue canadienne aux Affaires étrangères, d’ébaucher les lignes d’un accord. Pourtant, la ministre a botté en touche et répondu que « nous n’avons pas seulement des liens étroits, nous ne sommes pas seulement des alliés, nous sommes une famille ». Une telle réserve se justifie bien par des raisons politiques : donner trop de teneur à la proximité économique au Royaume-Uni, c’est prendre le risque de réactiver une préférence impériale qui est loin de faire l’unanimité au sein de la Confédération.
Être au diapason de l’opinion publique: un défi pour Ottawa
Pour complexifier la tâche d’Ottawa, échafauder une politique extérieure conforme aux vœux de l’opinion publique canadienne relève de la gageure. Certes, selon un sondage Nanos mené pour le Centre d’études et de recherches internationales de l’université de Montréal en octobre 2019, 64 % des Canadiens sont hostiles au Brexit, se rangeant donc plutôt derrière Justin Trudeau. Cependant, ce chiffre recouvre d’importantes divergences.
À propos du Brexit, l’opinion canadienne est clivée selon les lignes du découpage partisan. 76% des électeurs libéraux sont opposés au Brexit, contre 43% seulement au sein de l’électorat conservateur ; parallèlement, seuls 12 % des électeurs libéraux y sont favorables, contre 46% des électeurs conservateurs. Gardons à l’esprit qu’Andrew Scheer, chef du parti conservateur, s’était déclaré favorable au Brexit en 2016. Ainsi, la sortie du Royaume-Uni de l’UE est vue d’un bon œil par toute une frange électorale de culture canadienne-anglaise, où s’est parfois enracinée une forme de nostalgie pour l’Empire.
Mais l’opinion publique canadienne n’est pas à un paradoxe près. En effet, 75% des Canadiens, et près de 80% des Québécois, déclarent éprouver de la sympathie pour l’UE, soit des taux d’adhésion supérieurs à ceux que l’on observe au sein même de l’UE. Malgré cela, 40% des Canadiens estiment que le pays duquel ils se sentent le plus proche est le Royaume-Uni – chiffre d’ailleurs considérablement tiré vers le bas par les réponses québécoises. Pour couronner le tout, 57% des Canadiens et 70% des Québécois affirment leur attachement au principe référendaire et se déclarent défavorables à une politique remettant en cause le résultat du scrutin britannique. Il est donc difficile, pour le gouvernement fédéral, de se faire le héraut d’une position qui soit consensuelle sur la scène politique intérieure.
Le Canada, observateur inquiet d’un Brexit anti-fédéral
Pour cette raison, l’attitude d’Ottawa reste prudente. Il ne faut pas y voir un désinvestissement, mais une volonté d’observer les tractations entre Londres et Bruxelles sans intervenir, et ce aussi longtemps que possible. Il existe en effet un parallélisme entre les questions soulevées par le Brexit au sein de l’UE et certaines problématiques afférentes à la relation entre la Confédération et les provinces au Canada.
Les possibilités d’analogies entre l’UE et la Confédération sont nombreuses. Aujourd’hui, la force centrifuge que surveille de près le gouvernement fédéral ne vient pas du Québec, mais des provinces de l’Ouest canadien – notamment l’Alberta et la Saskatchewan, solides bastions conservateurs. Il s’y est structuré un mouvement en faveur du Wexit (contraction de West et d’exit), preuve que le Brexit fait des émules. Le désir de séparation n’est d’ailleurs pas le seul trait d’union entre pro-Brexit britanniques et pro-Wexit canadiens. Dans les deux cas, ceux qui s’en réclament partagent un même arrière-plan culturel, protestant, anglais ou canadien-anglais. Ils sont blancs, plus âgés que la moyenne de la population nationale, et résident dans des régions dont l’orientation productive est industrielle ou extractive.
En somme, le gouvernement fédéral peut voir l’UE secouée par le Brexit comme un miroir en lequel contempler ses propres démons. Ottawa n’a donc pas nécessairement intérêt à intervenir trop frontalement : laisser libre cours aux événements permet de tirer des leçons pour mieux endiguer les remises en question du modèle fédéral.
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