Élections fédérales canadiennes de 2019: Divided we stand ? edit

Nov. 19, 2019

En 1943, l’abbé québécois Arthur Maheux, apôtre du bon-ententisme dans un Canada plongé dans la Seconde Guerre mondiale, dirige une série de causeries radiophoniques intitulée « Pourquoi sommes-nous divisés ? ». L’homme d’Église y revient sur la sempiternelle question nationale, traversant la Confédération depuis ses origines, en l’examinant sous une lumière nouvelle : il la considère en effet comme un donné avec lequel composer de manière pragmatique, abandonnant tout projet assimilationniste. Environ soixante-quinze ans plus tard, à l’issue de l’élection fédérale de 2019, la perspective n’a finalement que peu changé. Les grands titres de la presse généraliste canadienne, qu’elle soit francophone ou anglophone, ont commenté les résultats du scrutin comme pour fournir une réponse à la question « Comment sommes-nous divisés » ; on a ainsi longuement analysé des cartes où s’affichait en quatre couleurs un Canada de tradition pourtant bipartisane.

Figure 1 – Résultats des élections fédérales canadiennes de 2019 par parti. Source : Canadian Broadcasting Corporation.

Sur le plan politique, la dernière élection fédérale marque un net recul du Parti libéral emmené par Justin Trudeau : relégué au second rang des suffrages exprimés et perdant vingt-sept sièges, il conserve néanmoins la majorité parlementaire en vertu du nombre de circonscriptions emportées. Au nombre des déconvenues, il faut compter celle du Nouveau Parti démocratique de Jagmeet Singh, qui voit son nombre de parlementaires réduit de moitié. Les Conservateurs d’Andrew Scheer sont les grands gagnants du scrutin à l’échelle fédérale, tandis que les progressistes souverainistes du Bloc Québécois (Yves-François Blanchet) doublent leurs effectifs à Ottawa.

L’évolution du rapport de forces partisan, aussi éclairante qu’elle soit, ne saurait être pleinement saisie sans être ramenée à quelques considérations spatiales dans un État qui, pour paraphraser William Lyon Mackenzie King, souffre de son « excès de géographie ».

Figure 2 – Projection géographique des résultats du suffrage fédéral par circonscription électorale.  Source : Élections Canada.

Il faut concéder qu’une telle carte légitime la voix générale s’élevant des médias canadiens, qui évoquent une balkanisation électorale reflétant certaines des fractures traversant le corps civique canadien. Pour autant, avant d’examiner comment ce dernier est divisé, il parait légitime de se demander s’il est aussi divisé que le supposent certains commentaires du scrutin d’octobre.

Le Canada comme mosaïque verticale: une grille de lecture toujours opérationnelle

Pour partie, les élections de 2019 révèlent un Canada clivé. Cependant, les lignes de dissension qui structurent son corps électoral ne sont pas nécessairement celles qu’anticipe l’observateur européen : l’on est à mille lieues d’un modèle associant francophonie, vote libéral et catholicisme d’une part ; puis vote conservateur, anglophonie et protestantisme d’autre part. En cela, la métaphore proposée par John Porter (1965), faisant du Canada une « mosaïque verticale », reste valable aujourd’hui : selon ce sociologue à la production prolifique, la société canadienne est constituée de multiples communautés qui entretiennent des liens de proximité, mais qui sont aussi de nature hiérarchique.

L’élection fédérale met efficacement à jour quelques-uns des tessons constitutifs de la mosaïque canadienne, chacun d’entre eux s’organisant autour d’un citoyen idéal-typique rassemblant certaines caractéristiques sociales, économiques, ethniques, religieuses et linguistiques. Le vote libéral est plus que jamais celui des métropoles, auxquelles il faut adjoindre les Maritimes : il est en effet porté par des populations jeunes, issues de familles canadiennes assez récemment implantées, anglophones comme francophones, aux capitaux culturels et économiques élevés. Le vote conservateur est soutenu par deux bastions, correspondant à deux profils assez différents. À l’Est, les circonscriptions conservatrices sont celles qui constituent des foyers historiques de la culture canadienne-anglaise (Bas-Ontario industriel, Cantons-de-l’Est). À l’Ouest, le monolithisme du suffrage de la Saskatchewan et de l’Alberta est remarquable : il s’explique par la structure socio-professionnelle de la population active de ces provinces. Il y a fort à parier que l’Alberta pétrolifère et la Saskatchewan de la grande agriculture ont été davantage séduites par la politique économique d’un Andrew Scheer, que par un Justin Trudeau soucieux de ménager son aile gauche sur les questions écologiques. Le Nouveau parti démocratique, faisant campagne sur une politique d’inclusion, de tolérance et de multiculturalisme, conserve quant à lui les régions marquées par la présence inuit, métis ou des Premières Nations. Enfin, le Bloc Québécois fédère, sans surprise, le Québec francophone des campagnes et des villes moyennes.

Un enseignement majeur se dégage de ce scrutin : les forces centrifuges qui agitent la Confédération éloignent plus rapidement l’Ouest canadien d’Ottawa qu’elles n’en éloignent le Québec. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Justin Trudeau a tout intérêt, dans l’immédiat, à chercher des soutiens auprès des Conservateurs les plus modérés qu’auprès du Bloc Québécois. Il paraît urgent pour Ottawa de renforcer un lien très fragilisé avec les provinces occidentales, dont certains éléments vont jusqu’à menacer de sécession.

Si ce portrait justifie, dans l’ensemble, l’idée selon laquelle le Canada est un pays divisé, il faut garder à l’esprit que cette dernière fait partie d’un discours consubstantiel au récit national canadien. Si on le suit, les contradictions inhérentes à la genèse de l’État canadien seraient dépassées par le recours au multiculturalisme, inscrit dans le droit fédéral au milieu des années 1980. Tout propos revenant à l’envi sur les divisions internes au Canada aurait ainsi sa part de performativité, comme l’ont fait remarquer certains observateurs québécois proches du Parti libéral.

De communautés imaginées en fractures imaginées?

Alors que Benedict Anderson a montré qu’aucune communauté, en particulier nationale, ne se construit sans imaginaire, on peut se demander s’il n’en va pas de même des divisions du corps social canadien telles que décrites avec emphase à l’issue du scrutin d’octobre 2019.

Les cartes électorales comparables à celle reproduite ci-dessus ont introduit un biais majeur dans la présentation des résultats électoraux. En effet, les superficies colorées n’y sont absolument pas proportionnelles au nombre de députés envoyés à Ottawa par les régions concernées : le Nunavut n’y est représenté que par un seul député et un seul sénateur, alors qu’il couvre environ 20 % du territoire national. L’essentiel du Canada peuplé voit donc toujours sa vie politique structurée selon un principe bipartisan, à l’exception notable du Québec – dont la place particulière au sein de la Confédération n’a rien d’inédit.

En matière de suffrage, diversité électorale n’est d’ailleurs pas automatiquement synonyme de division. En effet, elle est la preuve d’une réelle vitalité de la démocratie canadienne ; et ce d’autant plus que la participation s’établit aux deux-tiers des votants potentiels. En cela, l’implication générale des électeurs dans la vie institutionnelle canadienne reste encourageante, en dépit de la difficulté à attirer jusqu’aux urnes les citoyens et citoyennes issus de minorités visibles.

Ainsi, comme l’écrit le Journal de Québec le 26 octobre 2019, « le Canada n’est pas divisé – du moins, pas plus qu’avant ». Le scrutin fédéral de 2019, et surtout la manière dont il a été médiatiquement traité, montre ainsi que le Canada a su se construire une identité multiculturelle, mais peine à mesurer les implications électorales du multiculturalisme institutionnalisé. Il ne faut pas tant voir dans ce Canada multicolore un émiettement du corps civique canadien que le reflet d’une diversité érigée en principe national – principe auquel les Canadiens adhèrent en général, et de plus en plus.